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    Charlotte Delbo, une femme pas ordinaire.

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    Message par geob Mar 3 Sep - 11:01

    Charlotte Delbo, une femme pas ordinaire.


    Parfois j'aime bien faire un tour dans la librairie "La Procure", à Paris. Bon, elle est plutôt spécialisée dans la religion, mais moi, qui en ait aucune, débarrassé d'idées préconçues et de jugements de valeur, cela ne me gêne pas de m'y rendre parce que je trouve sur les présentoirs, bien en évidence,  des livres de toutes convictions spirituelles et politiques, des auteurs de romans dont j'ignorais l'existence, certainement pas des romanciers à la mode et médiatisés. Leur vitrine sur la rue attire les regards, car, régulièrement, les employés mettent en valeur un auteur, avec des extraits de textes, et souvent sa photographie.
    C'est ainsi que l'autre jour, vers 17 heures, je me suis arrêté parce qu'il y avait justement une photographie :  le portrait d'une femme resplendissante de vie, où l'on devine aussi, dans ses yeux, la volonté très forte de ne jamais abdiquer !


    Charlotte Delbo, une femme pas ordinaire. Chanta10


    C'était Charlotte Delbo. Une femme passionnée par le théâtre. J'ai appris qui elle était grâce à une émission de France Culture. Cela ne suffit pas pour en faire une femme pas ordinaire. Elle a été une militante communiste, elle a été une résistante, elle a été déporté à Auschwitz, et elle a survécu. Jusqu'à sa mort, en 1985, elle a vécu avec joie, sans contraintes, appréciant ce miracle d'être encore vivante, mais avec cet infâme numéro tatoué sur son avant-bras. J'aurais bien aimé la rencontrer, rien que pour boire une coupe de champagne avec elle, trinquer à la vie de tous les jours, et puis après l'écouter me parler du théâtre, sa passion, et puis, peut être, l'amener à me parler de ce qu'elle a écrit en revenant de déportation, de ce traumatisme psychologique que tous les survivants ont ressenti, enfin, pas tous, d'autres se sont suicidés, comme Primo Levi dont le livre "Si c'est un homme", le plus grand libre - les mots sont faibles- que je n'aie jamais lu, qui m'a laissé vidé par trop d'émotions contenues, un livre qui m'a fait ressentir l'être humain au plus profond de sa chair et son sang.

    Les libraires ont affiché un texte de Charlotte Delbo, derrière la vitrine, encadrant son portrait photographie. Je l'ai lu. J'en ai eu des frissons. Alors, je l'ai pris en photo pour mieux le retranscrire.


    PRIÈRE AUX VIVANTS
    POUR LEUR PARDONNER D’ÊTRES VIVANTS


    Vous qui passez
    bien habillés de tous vos muscles
    un vêtement qui vous va bien
    qui vous va mal
    qui vous va à peu près
    vous qui passez
    animés d'une vie tumultueuse aux artères
    et bien collée au squelette
    d'un pas alerte sportif lourdaud
    rieurs renfrognés, vous êtes beaux
    si quelconques
    si quelquonquement tout le monde
    tellement beau d'être quelconques
    diversement
    avec cette vie qui vous empêche
    de sentir votre buste qui suit la jambe
    votre main au chapeau
    votre main sur le cœur
    la rotule qui roule doucement au genou
    comment vous pardonnez d'être vivants...

    Vous qui passez
    bien habillés de tous vos muscles
    comment vous pardonner
    ils sont morts tous
    Vous passez et vous buvez aux terrasses
    vous êtes heureux elle vous aime
    mauvaise humeur souci d'argent
    comment comment
    vous ferez-vous pardonner
    par ceux là qui sont morts
    pour que vous passiez
    bien habillés de tous vos muscles
    que vous buviez aux terrasses
    que vous soyez plus jeunes à chaque printemps
    Je vous en supplie
    faites quelque chose
    apprenez un pas
    une danse
    quelque chose qui vous justifie
    qui vous donne le droit
    d'êtres habillés de votre peau de votre poil
    apprenez à marcher et à rire
    parce que ce serait trop bête
    à la fin
    que tant soient morts
    et que vous viviez
    sans rien faire de votre vie.

                         
                                              Charlotte Delbo
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    Message par Invité Mar 3 Sep - 16:46

    Geob, autour du sujet que tu évoques, tu peux être intéressé par :

    "Treblinka" de Jean-François Steiner
    "Le coeur conscient" de Bruno Bettelheim
    "La mort est mon métier" de Robert Merle

    et, en vidéo, le très long cheminement de Claude Lanzmann interrogeant, avec une naïveté voulue, les nazis réchappés : "Shoah"

    Un moteur de recherche te fournira sur tout cela développements et précisions.
    geob
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    Message par geob Jeu 5 Sep - 10:08

    Mon père avait commandé toute une série de livres sur la deuxième guerre mondiale, il savait que l'histoire était - est - ma matière préférée. Je me souviens d'avoir lu "Le jour le plus long", de Cornélius Ryan, et le livre de Steiner sur "Treblinka". Même ce dernier a fait l'objet d'une adaptation cinémathographique. Il fallait montrer que les juifs n'allaient pas à la mort comme un troupeau de moutons - d'ailleurs, il suffit de voir leur héroïque résistance dans le ghetto de Varsovie. J'ignorais totalement le deuxième livre que tu cites, Pataugas, en revanche celui de Robert Merle n'est pas passé inaperçu, toutefois je n'ai jamais eu l'intention de le lire. ( Son seul livre que j'ai lu, et que j'ai fortement apprécié, c'est "L'île", où il imagine ce que sont devenus les révoltés du Bounty").

    Je crois en avoir déjà parlé, il y a une bande dessinée hors normes, inouie : elle raconte la vie des parents de Art Spiegelman, leur internement à Auschwitz, les jours dans ce camp de concentration, le quotidien atroce, la débroullardise pour survivre, les organisations politiques ou par nations pour mieux s'en sortir. "Maus", de Art Spiegelman, marié à une française qui continue de jouer un rôle important dans le "New Yorker", a reçu le prix Pulitzer pour son oeuvre. Mais ce qui est ahurissant, c'est que les personnages sont représentés en animaux debout, ainsi les Juifs sont des souris, les Allemands des chats, et les Français... des cochons. Spiegelman a longuement interviewé son père pour essayer de comprendre ce qui est incompréhensible : comment a-t-il pu vivre ainsi dans ce quotidien où la mort pouvait le faucher à chaque instant, comment des êtres humains ont-ils pu s'adapter dans ce dernier cercle de l'enfer ? C'est le propre de l'être humain : il est capable de prendre ses marques n'importe où, dans n'importe quelle condition. "Si c'est un homme", mais quand il ne reste plus que l'instinct primaire, viscéral, de sauvegarder sa vie, on en oublie sa nature humaine, sa culture, on est devant ce choix : ou bien se laisser mourir, ou bien survivre... à n'importe quel prix ! J'évoque vraiment qu'à la surface ce qui fait que le livre de Primo Levi m'a tant marqué, bouleversé, donné le vertige devant ces épreuves inhumaines. Mais je reviens à Spiegelgman. Lorsqu'il dessine l'intérieur d'Auschwitz, ce n'est le résultat de son imagination, c'est basé sur des documents et des photos de l'époque. Je l'ai constaté en me rendant à l'hôtel Rothschild, dans le 16e, pour voir une exposition consacrée à son travail.

    La télévision avait diffusé "Shoa" de Lanzmann, durant un mois d'août. Mon frère m'avait filé une vieille télé en noir et blanc. Je me souviens quand Lanzmann interviewe un coiffeur à Tel Aviv. On ne voit que cet homme qui raconte l'épouvantable, je ne m'attarde pas, j'ai des frissons rien qu'en repensant à cette scène. C'est le passage qui m'a usé par trop d'émotions et de larmes contenues. ( as-tu "Le lièvre de Patagonie" ? Lanzmann a fait sienne la prière de Charlotte Delbo : il a fait quelque chose de sa vie, et quelle vie !!!)

    En parlant de Charlotte Delbo, je voulais surtout montrer une femme exceptionnelle. Un parcours pas ordinaire. Ce qui m’intéresse, c'est le personnage, l'être humain. C'est pourquoi son poème m'a beaucoup touché. Oui, ce serait trop bête de ne rien faire de sa vie, d'être comme ces millions de gens qui vivent et qui ne se rendent pas compte qu'ils sont déjà morts, ébahis par leur écran de télévision et leur smartphone.
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    Message par Invité Jeu 5 Sep - 20:24

    "Le lièvre de Patagonie", oui, 10 fois oui, 1000 fois oui !
    J'avais reconnu le timbre de voix de Lanzmann en allumant le poste de radio, cet hiver 2009/2010 dans une minuscule cahute bretonne. Il était bien sûr invité pour parler de la sortie de son opus mais il a - bien sûr - dévié; on l'écouterait pendant des heures, cet homme.
    J'ai lu le livre des semaines plus tard, et je l'ai fait suivre à quelqu'un d'autre dont j'espère qu'elle aura poursuivi la transmission.

    "La mort est mon métier" est, avec "L'île" tout ce que j'ai lu de Robert Merle.
    J'avais été frappée par le ton employé par Primo Levi pour raconter (j'ai lu "Si c'est un homme" à 23 ou 24 ans) l'indicible, l'horreur absolue : un ton sans passion, sans révolte, ils survivaient; point.
    "La mort est mon métier" est basé sur les carnets d'un journaliste qui a interviewé Adolf Eichman en prison. Robert Merle y reconstitue ce qui est la parole d'Eichmann et on y retrouve tout le contenu de ce qu'a rassemblé Lanzmann dans Shoah, en gros : quel est le problème? On a obéi, on a rien fait de terrible, nous n'étions que les exécutants d'une infime partie d'un tout que nous ignorions.

    Quant au "coeur conscient" de Bruno Bettelheim, il est la tentative d'analyser les mécanismes en action tant chez les geôliers nazis que dans la cohorte des humains internés et exterminés, par le psychanalyste qui a survécu au camp de concentration.

    Il y a en Alsace les restes, muséifiés, d'un camp de concentration : le Struthof.
    Il m'arrive d'y emmener des amis en visite dans la région.
    La première fois j'y suis allée seule. Je n'ai été ni émue ni bouleversée, c'était bien au-delà; je crois que j'ai été glacée, pétrifiée. Pourtant je savais très exactement ce que j'allais rencontrer, j'avais lu tous les livres mentionnés plus haut, et d'autres encore.

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