Le Panchayat

Mon bac super bien réussi et avec la mention en plus, tous mes vœux parcours sup acceptés, je suis rentrée à la fac de droit.
Je sais qu’il y a foule, nous sommes 400 en première année. Je sais aussi que j’irai jusqu’au bout et que je ferai l’école de la magistrature.
Je serai juge ou procureur.
Tout ça grâce au panchayat.

Un panchayat c’est un peu comme Louis IX sous son chêne arbitrant les différends de ses sujets, en plus exotique. Il est capable de régler toutes les querelles et même plus, de résoudre les conflits intérieurs.


Voulez-vous la suite ?

C'est certain que je veux la suite

Ah oui !!!

P'tite suite alors !


Chaque vacance scolaire nous allons à la campagne.
Nous retrouvons cousins et cousines et depuis toutes ces années, des rituels se sont établis.
Les deux grandes pièces de théâtre pour Noël et pour la fête des anniversaires au mois d’août et l’Heure du Panchayat.

Pour cette heure si particulière, il faut l’étole fluide et légère si immense qu’elle enveloppe presque en entier. Nous savons en prendre grand soin car c’est un cadeau du ministre du tourisme indien que les grands parents ont recu lors de leur voyage à moto.
Il faut également le grand bâton longuement écorcé au fil des vacances. L’extrémité est peinte en bleue parce que cette couleur symbolise la Vérité et le Courage en Inde.

Aucun adulte n’est accepté pour l’heure du panchayat, sauf le panchayat lui-même.
Je devrais dire la panchayat mais ça m’étonnerait que des femmes puissent rendre la justice dans la campagne indienne.

Ah, j’ai oublié de dire, il faut aussi Le Fauteuil. Le fauteuil est essentiel parce qu’il impose le respect. C’est un cathèdre tout sculpté, raide et sombre que mon grand-père a récupéré dans la cave voûtée de ses parents au moment de leur décès. Il dit que ni lui ni ses frères et sœurs ne savent pourquoi ce trône était là.

Ainsi quand l’Heure est venue, tout est prêt et nous sommes là, cousins et cousines en file, indienne, pourrais-je dire.

La séance commence.../...

Ça commence bien.
Je visionne la troupe d'enfants dans le grenier

Notre panchayat c’est, on le devine, mamido.
Cette année je lui ai fait un bindi rouge au feutre. On est tous calés sur la signification du bindi. Ca s’appelle aussi tilak ou pottu ou tika et souvent c’est religieux mais aussi pour faire joli.
Je voulais lui mettre une boucle d’oreille pince sur la narine mais,  pas moyen a t-elle ri, disant que son nez était déjà bien assez voyant.

Nous les enfants, même si je suis depuis peu une jeune adulte, nous avons un panier dans lequel nous mettons nos présents.
Parce que, pour solliciter l’aide du panchayat, il faut lui déposer sur la petite table à côté d’elle, là où trois bâtonnets d’encens enroulent leur légère fumée, des petits cadeaux.
On y trouve un morceau de sucre, un flacon de curry doux ducros, des crayons, une lampe de poche, et une énorme pastèque destinée au repas du soir que Jules veut vraiment offrir car sa demande est énorme a t-il dit.

Passe en premier petit Arthur, il aura bientôt 4 ans et si l’année dernière il a assisté sans participer, cette année, il a bien compris et veux poser sa question sans attendre.
On lui a bien dit qu’il faut se mettre à genoux, toucher les pieds du panchayat en signe de respect, offrir le sucre, joindre ses deux mains sous le menton et poser sa question en commençant par : « Ô Panchayat... »

Félix et Jules gloussent de plaisir, Louise menace d’un chut furieux.
Le panchayat assise sur sa cathèdre, toute droite, le châle drapé soigneusement et le bâton dans sa main droite reste imperturbable

Et la  voix claire d’Arthur s’élève dans le calme :
.../...

La suite ! La suite !


Ô Panchayat, merci pour ce partage !

« Moi, je voudrais... » Il est aussitôt interrompu par Jules : « Tu dois commencer par Ô Panchayat sinon ca marchera jamais »

Alors, Arthur reprend :

« Ô Ponchonyat, je voudrais que mon papa me laisse prendre deux crocodiles dans le tiroir-des- bonnes-choses et il a dit que un. Il a dit qu’après les vacances, finis les bonbons alors je voudrais bien deux crocodiles, un bleu et un rouge »

Il dit tout ça d’une traite les joues rouge d’excitation. Le tiroir aux bonnes choses, pour la petite histoire est un tiroir rempli de toutes sortes de cochonneries qu’on adore tous. Des bonbons, des réglisses, des nonnettes à la framboise, des chocolats, des fraises tagada. Un tiroir que mamido remplit avant notre arrivée j’en suis sure. Mon frère et mon cousin y vont en douce mais Arthur ne sait pas encore tricher.

Le panchayat prend sa voix sérieuse :

« Jeune garçon, tu apprendras que les mamans et les papas ne veulent pas que les enfants aient des dents toutes noires et qui tombent et si on mange trop de sucre toute l’année c’est ce qui arrive. Je crois que le temps des vacances est un temps pour être tout joyeux et c’est un temps qui ne dure pas longtemps, je vais donc, dès aujourd’hui en discuter très sérieusement avec ton papa et j’ai bon espoir qu’il entendra raison, tu as compris ? »

« Oui et tu lui dis deux crocodiles, un rouge et un bleu »
« C’est entendu au-revoir jeune garçon »

Arthur s’apprête à filer et Félix le rattrape par le tee-shirt «  ehh, souffle t-il, tu dois remercier le panchayat »

« Merci ponchonyat ».

Les affaires sérieuses commencent enfin, vraiment sérieuses. Je ne raconterai que celle de Jules et sa pastèque.
.../...

J'adore

Non, finalement, je ne raconterai pas l’histoire de Jules.

Pas parce que j’ai emmené frère, sœur, cousines et cousins hors de la pièce
Pas parce que je n’ai rien entendu.
Parce que la pastèque est tombée, a éclaté, le jus rubis a giclé jusque sur le mur blanc, Jules a pleuré fort, très fort.

Parce que le panchayat a posé son bâton, s’est levée, a pris Jules dans ses bras, a dit :
« Ton chagrin est aussi lourd que cette pastèque, tu vois elle a éclaté, c’est parfait, maintenant tu peux parler »
Parce qu’une peine comme celle-ci, c’est intime, il faut rester discret, on a filé.
Notre panchayat sait que le plus important c’est écouter. Et aussi ne jamais se moquer, minimiser ou ridiculiser.
On a retrouvé Jules un peu plus tard, il avait encore les yeux brillants mais il riait alors tout allait bien.

Faut pas croire qu’on ne raconte que nos soucis, c’est même plutôt rare parce que l’Heure du Panchayat, c’est une heure de rigolade. On présente nos différends avec les voisins. Celui qui pique nos mangues et nos papayes, celui qui crève les pneus des gens qui se garent devant chez lui, celui qui pique les culottes sur le fil à linge, celle qui fait des bisous à un homme qui n’est pas son mari etc.
Le panchayat écoute puis le bâton frappe le sol et le verdict tombe et c’est drôle, toujours, et juste et équitable.
Voilà, c’est pour ça que je veux être magistrate.

Sacré Jules