J’avais quitté Vinoterra en fin de matinée, le cerveau encore un peu embrumé après la dégustation de la veille, mais les papilles toujours en émoi. Direction Telavi, une ville sans intérêt de l’avis de tous mais lieu mythique pour tous les fans de Mimino et de son scénariste de génie, Rezo Gabriadze. Je ne pouvais tout de même pas passer en Kakhétie et passer à côté de ce Telavi-v qui donna l’une des plaisanteries les plus connues du cinéma soviétique.
Réveil enchanteur à Vinoterra
Adossée au Grand Caucase, Telavi se dresse face aux montagnes du Daghestan. La route pour s’y rendre traverse la plaine d’Alazani et est superbe. Cette vaste plaine steppique, coincée entre Grand et Petit Caucase, s’étend jusqu’au pied même des montagnes, sans le moindre relief intermédiaire. Où que l’on se trouve, le Caucase nous domine et si l’on se rend jusqu’à son pied, on peut contempler ses sommets comme s’ils avaient été plantés là artificiellement. Curieuse barrière que l’on pourrait croire infranchissable et terrible avec ses pics à plus de 5 000 mètres, sans que le moindre bassin intramontagnard n’en facilite l’accès ou le développement urbain. Cette longue chaine fut pourtant traversée bien souvent tant par des marchands qui parvinrent à y tracer des routes incertaines que par des envahisseurs que rien ne pouvait arrêter. La fermeture des frontières entre Russie et Géorgie en 2005 eut raison de ces tracés improbables au cœur des Montagnes. Pourquoi risquer sa vie sur le roc de Ptolémée pour finir dans la ligne de mire d’un garde frontière imperméable à la beauté de la mythologie ? J’ose croire pourtant que les échanges se perpétuent. Que Caucasiens du Nord, terriblement musulmans, et Caucasiens du Sud, terriblement orthodoxes, les uns russes, les autres géorgiens, parviennent encore à défier l’air du temps et à poursuivre des échanges qui firent toute la richesse de cette région.
https://i.servimg.com/u/f24/15/14/19/89/imgp5711.jpg[/img]
Plaine d'Alazani et Grand Caucase
L’arrivée à Telavi, cependant, confirme les a priori de tous. Vastes avenues, bâtiments soviétiques en décrépitude, petites maisons modernes qui jurent dans le paysage et des centaines de bâtisses en cours de construction et laissées à l’abandon que leur propriétaire soit mort avant la fin des travaux ou qu’il n’ait plus les fonds nécessaires pour terminer le chantier. Rien de bien attrayant dans ce méli mélo d’époques qui s’effondre dans l’indifférence générale. Je passe devant l’ancien hôtel Intourist – institution indispensable à toute ville soviétique – un cube de béton made in URSS dont il ne reste que les murs fissurés. L’Intourist fut longtemps la seule agence de voyage en Union Soviétique et ses hôtels, les seuls autorisés. Il fallait bien pouvoir surveiller les quelques visiteurs admis à voyager, qu’ils furent touristes, cadres du Parti ou apparatchiks en villégiature. On dit de ces hôtels qu’ils sont truffés de portes dérobées et de couloirs secrets, de souterrains et de labyrinthes propices à ces disparitions inexpliquées dont les services secrets soviétiques raffolaient. Celui-ci servit de logement de fortune aux réfugiés de la guerre de 2008, avant qu’on les en chasse, en plein hiver, après le rachat de l’établissement par un groupe d’intérêt américain. Ils cassèrent tout dans la baraque avant leur départ pour marquer leur mécontentement mais durent se résoudre néanmoins à un nouvel exil. Les Américains, finalement, retirèrent leurs billes, et le bâtiment s’effondre désormais tandis que ses occupants précédents s’entassent à dix dans des maisons sans eau ni électricité et survivent tant bien que mal en rêvant de retrouver la vie qui fut la leur.
Je délaisse aussitôt ce sinistre bâtiment qui ne fait que rappeler le destin tragique de ces réfugiés peu à peu abandonnés par l’équipe au pouvoir et me tourne vers l’objet de ma visite qui se trouve juste en face : le Palais du roi Irakli II de Kartlie-Kakhétie, avant-dernier roi géorgien, qui signa le traité de Guiorguievsk avec la Russie au 18ème siècle. Petite forteresse médiévale de style persan, on dit de ce Palais qu’il est magnifique et surtout le seul château de monarques géorgien intégralement conservé. Pour ma part, il me permet surtout de toucher du doigt ce qui fut le début de la fin pour la Géorgie. La Géorgie perdit en effet son indépendance lorsque Irakli II jugea bon de traiter avec les Russes pour se défendre des incursions des nomades d’Asie Centrale, des guerriers du Daghestan et des terribles Perses. Eut-il conscience à cet instant que la Géorgie ne retrouverait son indépendance que deux siècles plus tard et que les souffrances nées de cette domination marqueraient à jamais le peuple géorgien ? Certes non, mais pour beaucoup de Géorgiens, il garde l’image, non d’un traitre, mais d’un imbécile.
Les énormes fortifications du Palais sont en pierre entrecoupées de rangées de briques comme nombre de bâtiments historiques en Géorgie. Des murs bas qui se finissent par des créneaux arrondis propres, dit-on, au style persan. Du côté nord de la forteresse s’étend la ville moderne – comprendre les quartiers soviétiques et les quelques constructions récentes. Une église typiquement géorgienne – qui, en réalité, serait typiquement arménienne, me dit-on – s’adosse presque à la forteresse et j’aperçois de loin ces Géorgiennes en foulard noir qui aiment à hanter les lieux de culte de leur dévotion sans faille.
Pressée de découvrir ce Palais que l’on dit merveilleux, je me hâte de contourner le bâtiment pour rejoindre l’entrée du musée. Malheureusement pour moi, il me semble que je joue de malchance lors de ce périple en Kakhétie. Une école a été installée au cœur même de la forteresse et, en semaine, le musée ne se visite que sur réservation. Je ne verrai donc rien de ce lieu historique qui vit naître celui qui signa l’arrêt de mort de la Géorgie, si ce n’est un bout de bâtiment décrépi que j’entrevois par la porte ouverte et ce qui sert de cour de récré à ces écoliers chanceux d’étudier en un lieu chargé d’histoire, avant que des gardes armés de fusils-mitrailleurs ne me donnent envie de déguerpir au plus vite. Curieux endroit qui mêle enfants s’amusant, lieu d’études et arsenal militaire.
La forteresse d'Irakli II
Un peu dépitée de cette déconvenue qui n’est pas la première depuis mon arrivée en Kakhétie, je me décide à m’intéresser à la vue qu’offre le côté sud de la forteresse. Plus de bâtiments modernes, ni de laideurs soviétiques soudain. Ni même de ces avenues gigantesques et tout à fait inhumaines. C’est ici que commence le quartier historique construit par les Arméniens et les bouts de ruelles que je vois serpenter invitent à la promenade. Je m’enfonce résolument au milieu de ces venelles bordées de maisons de guingois ployant sous de lourds balcons et me sent partagée entre l’admiration pour ces Arméniens qui construisirent presque l’intégralité de la Géorgie – tandis que les Géorgiens buvaient et mangeaient à s’en péter la panse – et l’agacement à voir ces lieux si magnifiques s’effondrer.
Les fils électriques s’emmêlent dans un joyeux désordre au dessus de ma tête. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il me faudrait sans doute de longues heures d’hésitation pour oser brancher mon ordi sur ce maillage incertain avant de me souvenir que vivant dans le vieux quartier arménien de Tbilissi, l’installation électrique y est étrangement similaire et que cela ne m’a pas arrêtée.
Ce que j’aime dans ces quartiers toujours centraux, c’est qu’ils sont restés populaires. La mode du « vieux » n’a pas encore percé en Géorgie et classes moyennes ou plus riches préfèrent investir de nouveaux lieux dès que leur situation le leur permet. Les centres ville historiques sont donc encore peuplés de gens ordinaires, étendant leur linge sur leurs balcons ciselés, papotant dans les nombreuses cours, enchainant les petits boulots pour survivre et accueillant l’étranger avec un vrai plaisir. Acheter dans les quartiers historiques en Géorgie est un investissement sûr. Ruelles au charme méditerranéen, pieds de vigne jaillis de nulle part, balcons sublimes, un jour ou l’autre on débarrassera sans doute ces lieux superbes de leur population de pauvres et les riches s’empresseront de s’y installer. Chacune de ces maisons prendra alors le quintuple de sa valeur et on oubliera qu’un quartier historique ne vit pas que par ses bâtiments mais également par ses habitants. Parfois, je songe vraiment à investir avant qu'il ne soit trop tard, seule la crainte de lancer malgré moi une nouvelle mode me retient.
Le soleil daignant enfin apparaître, je m’autorise une pause sur un banc de bois planté au milieu de la rue. J’observe le va et vient de la ruelle et me prends à rêver soudain d’un beau Géorgien, vêtu de sa tchokha – manteau traditionnel barré sur la poitrine de cartouchières – qui m’emmènerait avec lui au fin fond de la Kakhétie. Nous y élèverions des moutons et ferions notre vin dans la plus pure tradition géorgienne. Au lieu de cela, c’est un vieux Géorgien vêtu à la soviétique – comprendre pantalon de toile qui doit certainement le démanger horriblement, chemise épaisse sans doute aussi peu confortable et casquette « léninesque » plantée sur la tête – qui sort de sa maison qui vient me parler.
- Vous venez d’où ?
J’aime cet abord sans fioriture et je reconnais que vêtue d’un jean, de baskets et d’un sac indien aux couleurs éclatantes, il n’existe aucun doute sur ma qualité de touriste.
- Vous aimez la Kakhétie ?
Je hoche la tête avec sincérité. Tout le monde aime la Kakhétie, même ceux qui détestent la Géorgie, en particulier les Français. Les paysages y sont superbes, on y mange merveilleusement bien, le vin est à se damner et les gens d’ici sont encore plus hospitaliers qu’ailleurs, ce qui n’est pas peu dire dans ce pays. Que demander de plus ?
- Et le vin ?
Question inévitable ici quand on est français. Que dire du vin géorgien ? Que ce n’est pas du vin peut-être, en tout cas pas du vin tel que nous l’entendons. C’est une boisson totalement différente du vin français et cela surprend toujours la première fois. La méthode de préparation géorgienne est unique en son genre et si simple que toute personne disposant d’un pied de vigne prépare son propre vin. Le vin maison, d’ailleurs, est bien meilleur que le vin en bouteille préparé selon un mélange de tradition géorgienne et de méthode française. Ce dernier n’est pas mauvais, mais moins intéressant. La teneur en alcool du vin géorgien est très faible par rapport au vin français, ce qui en fait une boisson très agréable qui ne saoule pas. Il se fait en pressant le raisin dans une sorte de mangeoire en bois et le jus ainsi récolté finit dans d’énormes amphores placées sous terre. On y rajoute à la fin les restes du pressage, peaux du raisin et morceaux de vignes, avant de refermer l’amphore par un couvercle en argile. Six-mois après, l’amphore est ouverte et l’on récolte la partie supérieure du contenu, légèrement alcoolisé et absolument délicieux. Basique mais merveilleux à déguster. Les fabricants de vin bouteille procèdent alors à des étapes supplémentaires, filtrant le liquide obtenu, ajoutant des conservateurs et un je-ne-sais-trop-quoi qui augmente le niveau d’alcool. Sacrilège !
- Vous voulez goûter mon vin ? me demande mon charmant géorgien.
Mon sourire vaut toutes les réponses. Ni une ni deux, mon interlocuteur d’un moment s’engouffre dans sa baraque et en ressort avec un bocal de vin non filtré, un gros morceau de fromage de ses propres brebis et du pain qui sort tout juste du four. Il nous sert deux verres généreux que nous buvons cul sec. Je découpe à la main un morceau de fromage et l’engouffre avec délice. Il est frais, légèrement piquant et terriblement bon. Le pain complète ce casse dalle à merveille. Mon nouvel ami géorgien, dont je ne connaitrai jamais le nom, nous verse à nouveau deux rasades et, tandis que nous continuons à boire, il me parle de son passé. A l’époque soviétique, il était chef de quartier et c’est à lui que tous devaient se référer. Je ne peux m’empêcher de songer au responsable d’immeuble de ce magnifique film soviétique « Ivan Vassiliévitch meniaet professiou » (« Ivan Vassiliévitch change de profession ») et souris malgré moi. Dans ce film, tout aussi mythique que le merveilleux Mimino, le responsable d’immeuble se retrouve propulsé à l’époque d’Ivan le Terrible et a, comme par hasard exactement la même tête que lui. Les gens qu’il croise le prennent donc pour le vrai et se prosternent devant lui. Afin d’éviter d’être trucidé, il joue donc le jeu, jusqu’au moment où on lui demande de signer un décret quelconque et qu’il ne peut que refuser. Aucun document ne peut être signé sans l’autorisation du Parti ! Il n’y pas à dire, les Soviétiques arrivaient quand même à rire de leurs travers et notamment de leur obsession de l’appareil et des formalités administratives. Cette auto-dérision que le cinéma soviétique a si bien su rendre était sans doute nécessaire dans un pays où l’on assassinait sans vergogne toute personne convaincue du moindre début de soupçon de dissidence.
Bref, revenons-en à nos moutons, ou plutôt à notre vin et à notre fromage de brebis. Je passe bien une heure sur ce banc à papoter avec mon hôte. Il me raconte l’histoire du quartier, à l’époque lointaine où il abritait arméniens et riches géorgiens tandis que les autres géorgiens s’entassaient en périphérie dans des bidonvilles. Difficile de croire que ce quartier décrépi fut à une époque un quartier huppé. La fille de mon hôte apparaît rapidement pour nous réapprovisionner en vin. Comme toujours, en tant que femme, elle ne prendra pas part au festin et restera confinée dans le rôle de maîtresse de maison. Il est souvent difficile de nouer des liens avec les femmes géorgiennes. Disons plutôt qu’il faut choisir, soit on parle aux hommes, on boit, on chante et on mange, soit on parle aux femmes, on fait la tambouille, on sert à table et on se marre bien sur le dos des hommes quand ils ne sont pas là. Je regrette souvent de ne pas pouvoir profiter de tout le monde à un même moment. Car une fois parti pris, il n’est pas question de revenir en arrière. Je ne peux passer un moment en cuisine avec les femmes et un moment à table avec les hommes. Si je reste avec les hommes, je ne suis plus admise en cuisine, si je choisis les femmes, je perds ma place à table. Drôle de pays parfois. Si européen et pourtant si conservateur sur certains points.
Superbe casse-dalle
Après avoir vidé nombre de verres de vin et avalé des kilos de ce fromage exquis, je sais qu’il est temps de prendre congé. Jamais un Géorgien ne chassera un hôte ni ne marquera de façon ostentatoire son désir de le voir partir. C’est donc à l’hôte de savoir lui-même quand il doit partir. Comme dit le proverbe « Il est de notre devoir d’accueillir nos hôtes et il est de leur devoir de repartir ». Cela peut sembler simple mais cet exercice est toujours un peu périlleux. Il ne faut pas partir trop tôt au risque de blesser notre hôte en laissant entendre que son accueil ne fut pas suffisant pour nous retenir. Il ne faut pas partir trop tard non plus au risque de passer pour un goujat.
Je me lève finalement, mon hôte m’impose deux rasades supplémentaires puis nous nous quittons dans de grandes embrassades quelque peu avinées. Sur le chemin du retour, je passe devant la forteresse d’Irakli et songe avec bonheur que de ne pas pouvoir la visiter m’offrit un moment fantastique, tout à fait improvisé. C’est étrange comme ces expériences inédites me rappellent à quel point nous avons perdu le sens de ce contact spontané. Moi la première, jamais je n’aurais songé à offrir une collation à quelques touristes à Paris. J’ai bien d’autres choses à faire et qui sait ? Si je tombais sur des gens malhonnêtes, des imbéciles sans intérêt ou pire encore des sangsues qui ne décollent plus ? Cet homme ne savait rien de moi, certes la Kakhétie ne subit pas des hordes de touristes et il est plus simple de les accueillir quand ils sont peu nombreux, mais tout de même ! Offrir les délices d’un festin à une étrangère, juste parce qu’elle s’est assise sur un banc devant chez soi… quel savoir-vivre ! Sur le chemin du retour pour Tbilissi, je me suis mise à rêver que, réinstallée à Paris, je tombais soudain sur cet homme, venu en touriste, et que je pouvais lui rendre la pareille. Il y a peu de chance que cela arrive, mais qui sait… en attendant, je vide un verre de Kindzmarauli à sa santé, il le vaut largement!
Réveil enchanteur à Vinoterra
Adossée au Grand Caucase, Telavi se dresse face aux montagnes du Daghestan. La route pour s’y rendre traverse la plaine d’Alazani et est superbe. Cette vaste plaine steppique, coincée entre Grand et Petit Caucase, s’étend jusqu’au pied même des montagnes, sans le moindre relief intermédiaire. Où que l’on se trouve, le Caucase nous domine et si l’on se rend jusqu’à son pied, on peut contempler ses sommets comme s’ils avaient été plantés là artificiellement. Curieuse barrière que l’on pourrait croire infranchissable et terrible avec ses pics à plus de 5 000 mètres, sans que le moindre bassin intramontagnard n’en facilite l’accès ou le développement urbain. Cette longue chaine fut pourtant traversée bien souvent tant par des marchands qui parvinrent à y tracer des routes incertaines que par des envahisseurs que rien ne pouvait arrêter. La fermeture des frontières entre Russie et Géorgie en 2005 eut raison de ces tracés improbables au cœur des Montagnes. Pourquoi risquer sa vie sur le roc de Ptolémée pour finir dans la ligne de mire d’un garde frontière imperméable à la beauté de la mythologie ? J’ose croire pourtant que les échanges se perpétuent. Que Caucasiens du Nord, terriblement musulmans, et Caucasiens du Sud, terriblement orthodoxes, les uns russes, les autres géorgiens, parviennent encore à défier l’air du temps et à poursuivre des échanges qui firent toute la richesse de cette région.
https://i.servimg.com/u/f24/15/14/19/89/imgp5711.jpg[/img]
Plaine d'Alazani et Grand Caucase
L’arrivée à Telavi, cependant, confirme les a priori de tous. Vastes avenues, bâtiments soviétiques en décrépitude, petites maisons modernes qui jurent dans le paysage et des centaines de bâtisses en cours de construction et laissées à l’abandon que leur propriétaire soit mort avant la fin des travaux ou qu’il n’ait plus les fonds nécessaires pour terminer le chantier. Rien de bien attrayant dans ce méli mélo d’époques qui s’effondre dans l’indifférence générale. Je passe devant l’ancien hôtel Intourist – institution indispensable à toute ville soviétique – un cube de béton made in URSS dont il ne reste que les murs fissurés. L’Intourist fut longtemps la seule agence de voyage en Union Soviétique et ses hôtels, les seuls autorisés. Il fallait bien pouvoir surveiller les quelques visiteurs admis à voyager, qu’ils furent touristes, cadres du Parti ou apparatchiks en villégiature. On dit de ces hôtels qu’ils sont truffés de portes dérobées et de couloirs secrets, de souterrains et de labyrinthes propices à ces disparitions inexpliquées dont les services secrets soviétiques raffolaient. Celui-ci servit de logement de fortune aux réfugiés de la guerre de 2008, avant qu’on les en chasse, en plein hiver, après le rachat de l’établissement par un groupe d’intérêt américain. Ils cassèrent tout dans la baraque avant leur départ pour marquer leur mécontentement mais durent se résoudre néanmoins à un nouvel exil. Les Américains, finalement, retirèrent leurs billes, et le bâtiment s’effondre désormais tandis que ses occupants précédents s’entassent à dix dans des maisons sans eau ni électricité et survivent tant bien que mal en rêvant de retrouver la vie qui fut la leur.
Je délaisse aussitôt ce sinistre bâtiment qui ne fait que rappeler le destin tragique de ces réfugiés peu à peu abandonnés par l’équipe au pouvoir et me tourne vers l’objet de ma visite qui se trouve juste en face : le Palais du roi Irakli II de Kartlie-Kakhétie, avant-dernier roi géorgien, qui signa le traité de Guiorguievsk avec la Russie au 18ème siècle. Petite forteresse médiévale de style persan, on dit de ce Palais qu’il est magnifique et surtout le seul château de monarques géorgien intégralement conservé. Pour ma part, il me permet surtout de toucher du doigt ce qui fut le début de la fin pour la Géorgie. La Géorgie perdit en effet son indépendance lorsque Irakli II jugea bon de traiter avec les Russes pour se défendre des incursions des nomades d’Asie Centrale, des guerriers du Daghestan et des terribles Perses. Eut-il conscience à cet instant que la Géorgie ne retrouverait son indépendance que deux siècles plus tard et que les souffrances nées de cette domination marqueraient à jamais le peuple géorgien ? Certes non, mais pour beaucoup de Géorgiens, il garde l’image, non d’un traitre, mais d’un imbécile.
Les énormes fortifications du Palais sont en pierre entrecoupées de rangées de briques comme nombre de bâtiments historiques en Géorgie. Des murs bas qui se finissent par des créneaux arrondis propres, dit-on, au style persan. Du côté nord de la forteresse s’étend la ville moderne – comprendre les quartiers soviétiques et les quelques constructions récentes. Une église typiquement géorgienne – qui, en réalité, serait typiquement arménienne, me dit-on – s’adosse presque à la forteresse et j’aperçois de loin ces Géorgiennes en foulard noir qui aiment à hanter les lieux de culte de leur dévotion sans faille.
Pressée de découvrir ce Palais que l’on dit merveilleux, je me hâte de contourner le bâtiment pour rejoindre l’entrée du musée. Malheureusement pour moi, il me semble que je joue de malchance lors de ce périple en Kakhétie. Une école a été installée au cœur même de la forteresse et, en semaine, le musée ne se visite que sur réservation. Je ne verrai donc rien de ce lieu historique qui vit naître celui qui signa l’arrêt de mort de la Géorgie, si ce n’est un bout de bâtiment décrépi que j’entrevois par la porte ouverte et ce qui sert de cour de récré à ces écoliers chanceux d’étudier en un lieu chargé d’histoire, avant que des gardes armés de fusils-mitrailleurs ne me donnent envie de déguerpir au plus vite. Curieux endroit qui mêle enfants s’amusant, lieu d’études et arsenal militaire.
La forteresse d'Irakli II
Un peu dépitée de cette déconvenue qui n’est pas la première depuis mon arrivée en Kakhétie, je me décide à m’intéresser à la vue qu’offre le côté sud de la forteresse. Plus de bâtiments modernes, ni de laideurs soviétiques soudain. Ni même de ces avenues gigantesques et tout à fait inhumaines. C’est ici que commence le quartier historique construit par les Arméniens et les bouts de ruelles que je vois serpenter invitent à la promenade. Je m’enfonce résolument au milieu de ces venelles bordées de maisons de guingois ployant sous de lourds balcons et me sent partagée entre l’admiration pour ces Arméniens qui construisirent presque l’intégralité de la Géorgie – tandis que les Géorgiens buvaient et mangeaient à s’en péter la panse – et l’agacement à voir ces lieux si magnifiques s’effondrer.
Les fils électriques s’emmêlent dans un joyeux désordre au dessus de ma tête. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il me faudrait sans doute de longues heures d’hésitation pour oser brancher mon ordi sur ce maillage incertain avant de me souvenir que vivant dans le vieux quartier arménien de Tbilissi, l’installation électrique y est étrangement similaire et que cela ne m’a pas arrêtée.
Ce que j’aime dans ces quartiers toujours centraux, c’est qu’ils sont restés populaires. La mode du « vieux » n’a pas encore percé en Géorgie et classes moyennes ou plus riches préfèrent investir de nouveaux lieux dès que leur situation le leur permet. Les centres ville historiques sont donc encore peuplés de gens ordinaires, étendant leur linge sur leurs balcons ciselés, papotant dans les nombreuses cours, enchainant les petits boulots pour survivre et accueillant l’étranger avec un vrai plaisir. Acheter dans les quartiers historiques en Géorgie est un investissement sûr. Ruelles au charme méditerranéen, pieds de vigne jaillis de nulle part, balcons sublimes, un jour ou l’autre on débarrassera sans doute ces lieux superbes de leur population de pauvres et les riches s’empresseront de s’y installer. Chacune de ces maisons prendra alors le quintuple de sa valeur et on oubliera qu’un quartier historique ne vit pas que par ses bâtiments mais également par ses habitants. Parfois, je songe vraiment à investir avant qu'il ne soit trop tard, seule la crainte de lancer malgré moi une nouvelle mode me retient.
Le soleil daignant enfin apparaître, je m’autorise une pause sur un banc de bois planté au milieu de la rue. J’observe le va et vient de la ruelle et me prends à rêver soudain d’un beau Géorgien, vêtu de sa tchokha – manteau traditionnel barré sur la poitrine de cartouchières – qui m’emmènerait avec lui au fin fond de la Kakhétie. Nous y élèverions des moutons et ferions notre vin dans la plus pure tradition géorgienne. Au lieu de cela, c’est un vieux Géorgien vêtu à la soviétique – comprendre pantalon de toile qui doit certainement le démanger horriblement, chemise épaisse sans doute aussi peu confortable et casquette « léninesque » plantée sur la tête – qui sort de sa maison qui vient me parler.
- Vous venez d’où ?
J’aime cet abord sans fioriture et je reconnais que vêtue d’un jean, de baskets et d’un sac indien aux couleurs éclatantes, il n’existe aucun doute sur ma qualité de touriste.
- Vous aimez la Kakhétie ?
Je hoche la tête avec sincérité. Tout le monde aime la Kakhétie, même ceux qui détestent la Géorgie, en particulier les Français. Les paysages y sont superbes, on y mange merveilleusement bien, le vin est à se damner et les gens d’ici sont encore plus hospitaliers qu’ailleurs, ce qui n’est pas peu dire dans ce pays. Que demander de plus ?
- Et le vin ?
Question inévitable ici quand on est français. Que dire du vin géorgien ? Que ce n’est pas du vin peut-être, en tout cas pas du vin tel que nous l’entendons. C’est une boisson totalement différente du vin français et cela surprend toujours la première fois. La méthode de préparation géorgienne est unique en son genre et si simple que toute personne disposant d’un pied de vigne prépare son propre vin. Le vin maison, d’ailleurs, est bien meilleur que le vin en bouteille préparé selon un mélange de tradition géorgienne et de méthode française. Ce dernier n’est pas mauvais, mais moins intéressant. La teneur en alcool du vin géorgien est très faible par rapport au vin français, ce qui en fait une boisson très agréable qui ne saoule pas. Il se fait en pressant le raisin dans une sorte de mangeoire en bois et le jus ainsi récolté finit dans d’énormes amphores placées sous terre. On y rajoute à la fin les restes du pressage, peaux du raisin et morceaux de vignes, avant de refermer l’amphore par un couvercle en argile. Six-mois après, l’amphore est ouverte et l’on récolte la partie supérieure du contenu, légèrement alcoolisé et absolument délicieux. Basique mais merveilleux à déguster. Les fabricants de vin bouteille procèdent alors à des étapes supplémentaires, filtrant le liquide obtenu, ajoutant des conservateurs et un je-ne-sais-trop-quoi qui augmente le niveau d’alcool. Sacrilège !
- Vous voulez goûter mon vin ? me demande mon charmant géorgien.
Mon sourire vaut toutes les réponses. Ni une ni deux, mon interlocuteur d’un moment s’engouffre dans sa baraque et en ressort avec un bocal de vin non filtré, un gros morceau de fromage de ses propres brebis et du pain qui sort tout juste du four. Il nous sert deux verres généreux que nous buvons cul sec. Je découpe à la main un morceau de fromage et l’engouffre avec délice. Il est frais, légèrement piquant et terriblement bon. Le pain complète ce casse dalle à merveille. Mon nouvel ami géorgien, dont je ne connaitrai jamais le nom, nous verse à nouveau deux rasades et, tandis que nous continuons à boire, il me parle de son passé. A l’époque soviétique, il était chef de quartier et c’est à lui que tous devaient se référer. Je ne peux m’empêcher de songer au responsable d’immeuble de ce magnifique film soviétique « Ivan Vassiliévitch meniaet professiou » (« Ivan Vassiliévitch change de profession ») et souris malgré moi. Dans ce film, tout aussi mythique que le merveilleux Mimino, le responsable d’immeuble se retrouve propulsé à l’époque d’Ivan le Terrible et a, comme par hasard exactement la même tête que lui. Les gens qu’il croise le prennent donc pour le vrai et se prosternent devant lui. Afin d’éviter d’être trucidé, il joue donc le jeu, jusqu’au moment où on lui demande de signer un décret quelconque et qu’il ne peut que refuser. Aucun document ne peut être signé sans l’autorisation du Parti ! Il n’y pas à dire, les Soviétiques arrivaient quand même à rire de leurs travers et notamment de leur obsession de l’appareil et des formalités administratives. Cette auto-dérision que le cinéma soviétique a si bien su rendre était sans doute nécessaire dans un pays où l’on assassinait sans vergogne toute personne convaincue du moindre début de soupçon de dissidence.
Bref, revenons-en à nos moutons, ou plutôt à notre vin et à notre fromage de brebis. Je passe bien une heure sur ce banc à papoter avec mon hôte. Il me raconte l’histoire du quartier, à l’époque lointaine où il abritait arméniens et riches géorgiens tandis que les autres géorgiens s’entassaient en périphérie dans des bidonvilles. Difficile de croire que ce quartier décrépi fut à une époque un quartier huppé. La fille de mon hôte apparaît rapidement pour nous réapprovisionner en vin. Comme toujours, en tant que femme, elle ne prendra pas part au festin et restera confinée dans le rôle de maîtresse de maison. Il est souvent difficile de nouer des liens avec les femmes géorgiennes. Disons plutôt qu’il faut choisir, soit on parle aux hommes, on boit, on chante et on mange, soit on parle aux femmes, on fait la tambouille, on sert à table et on se marre bien sur le dos des hommes quand ils ne sont pas là. Je regrette souvent de ne pas pouvoir profiter de tout le monde à un même moment. Car une fois parti pris, il n’est pas question de revenir en arrière. Je ne peux passer un moment en cuisine avec les femmes et un moment à table avec les hommes. Si je reste avec les hommes, je ne suis plus admise en cuisine, si je choisis les femmes, je perds ma place à table. Drôle de pays parfois. Si européen et pourtant si conservateur sur certains points.
Superbe casse-dalle
Après avoir vidé nombre de verres de vin et avalé des kilos de ce fromage exquis, je sais qu’il est temps de prendre congé. Jamais un Géorgien ne chassera un hôte ni ne marquera de façon ostentatoire son désir de le voir partir. C’est donc à l’hôte de savoir lui-même quand il doit partir. Comme dit le proverbe « Il est de notre devoir d’accueillir nos hôtes et il est de leur devoir de repartir ». Cela peut sembler simple mais cet exercice est toujours un peu périlleux. Il ne faut pas partir trop tôt au risque de blesser notre hôte en laissant entendre que son accueil ne fut pas suffisant pour nous retenir. Il ne faut pas partir trop tard non plus au risque de passer pour un goujat.
Je me lève finalement, mon hôte m’impose deux rasades supplémentaires puis nous nous quittons dans de grandes embrassades quelque peu avinées. Sur le chemin du retour, je passe devant la forteresse d’Irakli et songe avec bonheur que de ne pas pouvoir la visiter m’offrit un moment fantastique, tout à fait improvisé. C’est étrange comme ces expériences inédites me rappellent à quel point nous avons perdu le sens de ce contact spontané. Moi la première, jamais je n’aurais songé à offrir une collation à quelques touristes à Paris. J’ai bien d’autres choses à faire et qui sait ? Si je tombais sur des gens malhonnêtes, des imbéciles sans intérêt ou pire encore des sangsues qui ne décollent plus ? Cet homme ne savait rien de moi, certes la Kakhétie ne subit pas des hordes de touristes et il est plus simple de les accueillir quand ils sont peu nombreux, mais tout de même ! Offrir les délices d’un festin à une étrangère, juste parce qu’elle s’est assise sur un banc devant chez soi… quel savoir-vivre ! Sur le chemin du retour pour Tbilissi, je me suis mise à rêver que, réinstallée à Paris, je tombais soudain sur cet homme, venu en touriste, et que je pouvais lui rendre la pareille. Il y a peu de chance que cela arrive, mais qui sait… en attendant, je vide un verre de Kindzmarauli à sa santé, il le vaut largement!