Le Village du Peuple Etrange Voyageur

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    Genèse de ma Russie

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    Genèse de ma Russie Empty Genèse de ma Russie

    Message par bardak Ven 29 Avr - 23:58

    Ou, comment, malgré soi, on s'accroche à un pays...

    Genèse d’une Russie éternelle

    Je n’ai jamais connu que la Russie nouvelle, depuis ses balbutiements, celle du très vénéré Vladimir Vladimirovitch Poutine qui accéda au pouvoir quelques mois avant mon premier séjour dans ce pays. La Russie de l’époque n’était qu’un vaste champ de ruine où certains essayaient tant bien que mal de survivre, tandis que d’autres avaient déjà pillé ce qu’il y avait à prendre. Bientôt, un ordre relatif reviendrait et la Russie se doterait d’un nouveau visage, bien plus effrayant que le précédent. Mais je l’ignorais encore.

    A l’époque de mon premier voyage, la Russie nouvelle n’était qu’à l’état de projet et les désordres des années 90 encore bien présents. La criminalité était partout, à jamais impunie, les règlements de compte, nombreux. La Russie était obsédée par l’argent et s’enfonçait dans la vulgarité et la violence. Les habitudes occidentales s’incrustaient dans le paysage, mêlées aux relents de vie soviétique, elles paraissaient grotesques. Les grosses cylindrées, les costumes italiens, les montres suisses, les téléphones portables dernier cri étaient arborés comme les signes d’une modernité qui n’avait pas encore atteint les consciences et que nul ne comprenait vraiment. Le monde occidental avait pénétré si brutalement ce pays qu’il n’avait aucun sens et ressemblait à la tâche grossière qu’un feutre d’enfant dessine sur ses mains appliquées.

    Je n’avais que 17 ans et étais restée un mois à Saint-Pétersbourg, davantage fascinée par la découverte d’une vie estudiantine, loin du regard de mes parents, que par ce qui m’entourait. Je passais de cafés en bars et de bars en beuveries. Je goûtais à une liberté nouvelle, m’essayais à toute sorte d’expériences que j’imaginais grisantes et inédites. Nous étions des dizaines d’étrangers, perdus dans ce pays, à nous complaire dans une vie frénétique et tapageuse, à la limite parfois de l’obscénité. Nous étions là pour nous amuser et la Russie offrait cette liberté immense qui nous faisait nous sentir les maîtres du monde. Le tourisme, à Saint-Pétersbourg, n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui. Nous étions des occidentaux dans un monde qui rêvait d’occident, nous représentions l’idéal à atteindre et en profitions.

    Il suffit pourtant d’un événement pour réduire soudain à néant cette vie d’amusements et de frivolités et modifier à jamais mon rapport à ce pays. J’avais, ce jour là, fait halte dans mon café préféré, un café-librairie cossu, propice à la réflexion, où j’aimais à m’arrêter pour souffler un peu, avant de retrouver des amis pour une autre nuit endiablée. A quelques mètres du café, une BMW noire flambant neuve stationnait. A son bord deux jeunes hommes, portant un ensemble de vêtements occidentaux particulièrement kitsch, discutaient avec animation et éructaient des rires arrogants en alpaguant les jeunes filles qui passaient à leur portée. Tranquillement assise dans un fauteuil défoncé, je dégustais une pinte de Baltika 7, lorsque soudain un bruit assourdissant retentit. Les vitres du café tremblèrent sous la déflagration, je renversai ma bière. Je restai un moment interdite et me précipitai finalement à l’extérieur pour découvrir ce que je redoutais. A travers la fumée noire, opaque, qui s’élevait et brouillait ma vue, j’aperçus les restes calcinés de la voiture. Elle avait explosé, une bombe l’avait réduite à néant. L’odeur d’essence et de corps carbonisés emplissait la rue. En moins d’une seconde, les plaisanteries salaces, les rires gras, l’arrogance avaient disparu dans un concert de cris et d’alarmes de voitures. Il n’y avait pas eu de silence, ni de musique dramatique en préambule. L’événement s’était produit violemment, sans prologue, sans que rien ne l’annonce. Je restais figée, contemplant avec stupeur cette scène de rue ordinaire devenue soudain un amas de ferraille et de flammes, une image de guerre pour une occidentale née au pays des Bisounours ou jamais rien de tel n’arrivait. L’explosion avait été violente, mes oreilles bourdonnaient. J’entendais des cris mais ne pouvait leur donner de visage. Le monde alentour n’était plus qu’un théâtre d’ombres chinoises, dessinées sur fond de meurtre. Une absurdité.

    Il me fallut de longues minutes pour reprendre mes esprits et parvenir à formuler une pensée cohérente. Autour de moi, la rue s’était vidée et je ne voyais plus que les silhouettes pressées des badauds qui se hâtaient de quitter la scène, tandis que la voiture achevait de se consumer. On me tira en arrière pour me forcer à regagner l’abri du café. Au loin les sirènes des pompiers et autres policiers amplifiaient. Je voulus résister, rester encore un peu, contempler l’horreur pour mieux m’en rappeler. On m’en empêcha. L’une des serveuses du café m’agrippa par le bras et m’obligea à m’asseoir. Je la regardai avec stupeur et douleur. « Ne nado » me dit-elle d’un air désolé, d’une voix aussi lasse que perdue. Expression intraduisible, à la frontière entre « ça n’en vaut pas la peine » et « il vaut mieux éviter ». Un avertissement murmuré. L’histoire qui s’était déroulé sous nos yeux n’était pas la nôtre, celle des gens ordinaires, elle se situait à un autre niveau de fréquence, une fréquence stridente tout en accroc et cassure. Une symphonie perturbée écorchant le monde de ses accords dissonants. Mieux valait ne pas l’entendre, si l’on voulait encore écouter la mélodie de la vie.

    Le café avait repris son activité normale et seul le silence qui planait sous ses plafonds arrondis témoignait de l’émotion. J’apercevais la rue par un coin de fenêtre, je voyais les restes de la voiture d’un côté du canal et des gens pressés de disparaître, de l’autre. Et j’eus soudain envie de les suivre, pour voir où ils se rendaient. Il me semblait qu’ils ouvraient sous leurs pas trottinant un monde qui jusque là m’était resté inconnu. Ils disparaissaient dans les cours d’immeuble, s’enfonçaient dans des ruelles sombres, se claquemuraient derrière de lourdes portes en fer. Le monde de la rue n’apparaissait plus que comme une tragédie antique, macabre et sans espoir. D’un côté des dieux, vissés en haut de leur Olympe, de l’autre, des hommes qui voulaient les rejoindre et au milieu le coryphée ironique qui riait de leurs déboires. Une histoire déjà connue et tant de fois ressassée, un final tragique, sans surprise. Les gens, eux, vivaient ailleurs, dans un univers réduit, dans un espace délimité par la peur, l’incompréhension et la survie. La Russie, la vraie, s’ouvrait soudain devant moi. Elle n’était pas celle que l’on voyait. Il fallait suivre des dédales de couloirs et de ruelles pour la trouver. Elle se déployait dans un monde obscur, loin des idéologies et des propagandes.

    Nous étions le 21 août 2000, et ce jour là, le jour où deux jeunes hommes trouvèrent la mort devant mes yeux, je fêtais mes 18 ans. J’étais perdue dans un pays gigantesque, une machine infernale, un rouleau compresseur. J’avais cru maîtriser mon voyage, il m’emportait soudain. Alors que je devenais officiellement majeure, alors que je m’apprêtais à célébrer mon passage à l’âge adulte, les recoins sombres d’une vie douloureuse m’apparurent. Ce soir là, je déclinai les invitations à faire la fête et rentrai chez moi, ou plutôt chez la femme qui m’hébergeait. Je n’avais jusque là vu de la Russie qu’une gigantesque terre vierge où tout était permis. Je pouvais parfois entrevoir l’imbroglio historique dans lequel ce pays marinait et le maillage complexe d’idéologies, de zones d’ombres, de calculs commerciaux et de luttes de pouvoir qui présidaient à sa destinée. Mais jamais encore, je ne m’étais arrêtée pour regarder la vie invisible. J’avais désormais 18 ans et l’avenir devant moi pour en découvrir les recoins les plus imperceptibles. Et, sans le vouloir, cette certitude me vint que jamais ma vie ne pourrait se détacher de ces corps. J’étais liée à eux comme à une promesse aussi dérisoire que solennelle. Je suivrai désormais ces pas dans le marasme abruti qu'ils traversaient. Il me restait une vie pour découvrir ce monde obscur. Une vie pour comprendre, souvent dans la douleur et dans les pleurs, que tout instinct de survie pouvait enfanter les prémices d’une vie et d’une création sublime. Si j'avais su à l'époque ce que ce monde me donnerait à découvrir...


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    Message par Wapiti Sam 30 Avr - 9:54

    Envolée de plumes en mode "je" ou réalités vécues de voyage, Bardak ?

    Quoi qu'il en soit, comme d'habitude, j'apprécie le style. bravo


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    Message par Invité Sam 30 Avr - 18:43

    Souvenirs, souvenirs...
    Et genèse, comme tu le dis si bien.
    J'ai trouvé la réflexion contenue dans l'avant-dernière phrase plutôt obscure au regard de ce qui l'avait supposément provoquée... mais peut-être n'ai-je pas la comprenette correctement emboîtée !
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    Message par tcvoyageur Dim 1 Mai - 19:58

    J'avoue que tes récits précédents de la Russie me permettaient bien mieux de comprendre ton attirance pour ce pays que cette histoire ! Genèse de ma Russie 821535


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    Message par bardak Dim 1 Mai - 21:36

    Réalités vécues et bien vécues. Mais envolée de plumes tout de même...
    Aujourd'hui, je sais que c'est cela qui m'a fait revenir, qu'en regardant ces gens disparaître dans des endroits que je ne soupçonnais même pas (dans les villes russes, là où vous avez une rue visible, vous avez 40 cours d'immeuble invisibles où se passe pourtant l'essentiel de la vie), j'me suis dit que je n'avais rien vu de la Russie et qu'il me restait tout à découvrir. Cela étant, c'était il y a 11 ans et je ne suis pas si sûre de l'avoir formulé aussi distinctement à l'époque, j'en suis pourtant persuadée mais va savoir ce que mon esprit a adjoint à cet événement par la suite. Alors, je n'oserais appeler ça un carnet de voyage (comme dirait Lilie, c'est un carnet de maison), ce serait prétentieux d'occulter le fait qu'il n'ait rien de plus approximatif que les récits que l'on fait de sa propre vie des années après.

    Il y a des gens qui détestent la Russie, ils n'arrivent pas à s'y faire : agressivité, racisme, patriotisme à l'excès, sentiment de supériorité, paranoïa... pas un pays facile à aimer. Et parmi ceux qui l'aiment,on trouve bien des types de gens : des hommes qui apprécient de pouvoir draguer des minettes plus facilement qu'en France (je n'invente rien, c'est eux qui me l'ont dit, ils assument parfaitement), aux têtes brûlées qui aiment ce pays où tout est permis et où ils peuvent s'adonner à tous leurs fantasmes et leurs aventures. Il y a ceux qui, sans être têtes brûlées, atterrissent là par hasard et découvrent les joies d'une vie endiablée et ceux qui veulent faire du pognon et y réussissent. Et puis il y a ceux qui détestent la majorité de ce pays, qui passent leur temps à se demander ce qu'ils font là mais qui s'accrochent quand même car ils savent qu'à force d'efforts et de persévérance, ils seront récompensés par des rencontres merveilleuses. Alors ils passent leur temps à supporter le côté pas toujours très beau, voire barbare et inhumain de la Russie extérieure et s'obstinent à pousser les portes les plus invisibles en se disant à chaque fois que cela en vaut quand même la peine.

    Je fais partie de cette catégorie là. C'est épuisant, crevant, stressant, pompant et un peu maso mais je reste persuadée que cela en vaut la peine. De temps en temps, il faut juste faire une pause sinon on pète un cable et on n'a plus vraiment la force de continuer. Pas pour rien que j'ai quitté la Russie (d'ailleurs, je ne l'ai jamais autant appréciée qu'en y revenant après plusieurs mois de sevrage) et que je m'offre un break en Géorgie, pays beaucoup plus simple même si les similitudes avec la Russie me sautent de plus en plus aux yeux (similitudes qui en fait n'en sont pas tant que ça, au fur et à mesure j'affine ma compréhension des choses) et que passées les joies de la découverte, tout en adorant toujours être ici, j'idéalise un peu moins les choses.

    Oui bon désolée, en ce moment, j'suis un peu en phase "perso" alors je me laisse aller à quelques confidences... mais cette histoire à Saint-Pétersbourg, je ne l'avais jamais vraiment raconté. Je l'avais souvent évoquée pour expliquer ce qu'était la situation à l'époque en Russie (juste après cette histoire, on m'a expliqué que cela arrivait tous les jours - mine de rien Poutine a vraiment changé le pays - en bien ou en mal, c'est une autre question qui nécessiterait des analyses que je vous épargnerai), mais finalement je n'en avais jamais parlé d'un point de vue personnel. Ca m'a pris soudain, pendant une nuit d'insomnie... j'aurais pu la laisser dans mon disque dur, elle a atterri au village...


    Dernière édition par bardak le Dim 1 Mai - 22:18, édité 1 fois (Raison : J'suis la reine des phôtes de franssè ce soir)


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    Message par Wapiti Dim 1 Mai - 21:40

    bardak a écrit:Oui bon désolée, en ce moment, j'suis un peu en phase "perso" alors je me laisse aller à quelques confidences...
    .../...
    Ca m'a pris soudain, pendant une nuit d'insomnie... j'aurais pu la laisser dans mon disque dur, elle a atterri au village...
    Hoho, mais continue ta phase perso, Bardak ! Et ne laisse pas ces trésors d'envolées de plumes, même si sombres ou en demi-teintes, dans ton disque dur : nous on aime les lire ! Genèse de ma Russie 542953


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    Message par tcvoyageur Dim 1 Mai - 21:45

    Ah oui, ne prends certainement pas ma réaction pour un rejet de ce type de récit.
    Parle nous de ta Russie et de toutes les histoires qu'elle t'a offertes, qu'elles soient gaies ou sombres. Genèse de ma Russie 542953


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    Message par Invité Dim 1 Mai - 21:56

    Bah oui quoi, tu vas quand même pas nous pondre une rédaction pour bulletin paroissial avec photos de groupe en illustration !
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    Message par bardak Dim 1 Mai - 22:16

    pataugas a écrit:Bah oui quoi, tu vas quand même pas nous pondre une rédaction pour bulletin paroissial avec photos de groupe en illustration !

    J'arrive pas à trouver le smiley qui se tord de rire parterre (mais où qu'il est d'abord?) mais donc faut imaginer que j'en ai mis une sacrée série... J'pourrais toujours numériser mes vieilles photos de pélé (pélerinage en argo catho) à Nevers (vous savez là où il y a la tombe de Bernadette Soubirous) et vous faire un topo sur les "temps fort", "temps de prière" et "temps de partage" qu'on y a vécu! Ah! Heureuse enfance! sourire

    Non, non, je ne prends aucune réaction comme un rejet de ce type de récit mais je me connais... j'ai une nuit d'insmonie (en général accompagnée d'un p'tit verre de jaja), j'écris parce que j'ai les doigts qui bougent tous seuls, je poste au village parce que ça va de soit et je me réveille le lendemain matin en espérant que personne n'ait rien écrit à la suite... comme ça je peux supprimer tranquillement mon message... et les quelques fois où je ne le supprime finalement pas, j'me sens obligée d'expliquer en long, en large et en travers ce que j'ai écrit... névrose quand tu nous tiens!


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    Message par Invité Mar 3 Mai - 20:21

    Aïe-aïe-aïe, que lis-je Bardak, l'espace - Bernadette Scoubidou- à Nevers ?

    Un cauchemar éveillé. J'ai découvert ça l'été dernier en accompagnant deux p'tits vieux.
    Y'a même une fausse grotte de Lourdes !

    Je me suis fais jeter par une bonne soeur parce que j'avais été fumé sous les arbres.
    "un jardin sacré" qu'elle m'a susurré à l'oreille.

    J'ai laissé les deux p'tits vieux faire leur prière dans la chapelle et suis allée au "kebab" du coin de la rue.

    Justifie rien, écris, j'aime bien et comme m'a souvent dit la pataugeuse : "assume".
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    Message par Invité Mar 3 Mai - 20:25

    Justifie rien, écris, j'aime bien et comme m'a souvent dit la pataugeuse : "assume".
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