La tienda [boutique] ouverte 24h/24h est a quelques cuadras, eloignee de la ou les fetards sont regroupes. Effectivement, nous faisons quelques rencontres douteuses. Aucune menace directe, aucune agression physique. Mais je sens que ca pourrait devier tres rapidement et que si tout se passe bien, c’est par la simple attitude de Rafa. Un sang froid et une assurance qui me bluffent, moi qui suis etrangere a ces situations d’intimidation.
On croise un groupe de trois, quatre mecs. L’un d’entre eux fait demi-tour, nous demande d’ou on vient. Rafa, d’un grand calme repond qu’il est d’ici, de San Agustin. Il ne lache pas des yeux son interlocuteur qui s’est maintenant rapproche pour etre a une cinquantaine de centimetres de son visage. Son accent de Bogota doit le trahir, le mec face a lui lui repond:
- Tu mens, t’es pas d’ici!
- Si je suis d’ici. Je m’appelle Rafa, et toi? Fait-il en lui tendant une main assuree et en soutenant un regard franc.
Une deuxieme fois la meme replique de la part du mec, Rafa toujours aussi imperturbable, repetant ce qu’il venait de dire lui aussi une deuxieme fois. Sur ce, de maniere toute aussi inattendue que lorsqu’il fit demi-tour pour nous accoster, le mec continua sa route. Nous aussi, tranquilement.
Quand je lui fais part de ma surprise de ce genre de situation dans un petit blede comme San A., Rafa me repond:
- C’est la Colombie. Si tu leur montres que t’as peur, c’est fichu. Tu ne peux pas avoir peur ici, tu ne peux pas fuir, sinon tu fuis tout le temps. Des mecs comme ca, ils ne peuvent pas gagner, parce que sinon a chaque fois qu’ils me verront, ils sauront qu’ils sont plus forts que moi et ils viendront toujours me chercher. Si t’as peur, c’est foutu pour toi.
Le temps de siroter quelques shots de rhum sur la meme plaza ou quelques heures plus tot j’enfilais ma biere en solo, et de nouveau je constate la realite des nuits obscures d’ici.
La nana a qui je parle est completement defoncee. Il est 4h30, elle me dit qu’elle doit etre debout dans quarante cinq minutes pour aller travailler. Son mec est dans une parano que je ne comprends pas bien. Un autre mec a cote s’enfile un Nieme rail, ses yeux laissant maintenant percevoir une folie impredictible. Si je n’avais pas eu un pote tres agen de Rafa a mes cotes, je ne serais meme pas restee deux secondes parmi eux. Rafa, lui, a embarque la bouteille de rhum pour la “partager” avec un autre groupe de potes plus loin, vrais potes a ce que je comprends. Finalement il revient, et lui, son pote sobre et moi prenons le chemin de la casa de Rafa, a environs 500 metres de la, vers les champs, a la sortie du village. Une fois dans la securite de sa maison, quelques shots de rhum supplementaires ne reussirent toujours pas a me saouler, mais la nuit suivit son cours jusqu’au matin.
Je relis maintenant ces mots, et je me dis que cette nuit vue de l’exterieur, ca peut faire peur. Je me dis que si mes parents, ma famille, ou mes amis, qui ne connaissent pas ce continent, ni la vadrouille, lisaient ca, ils me prendraient pour une complete inconsciente. Moi, je sais a qui faire confiance et a qui non. C’est la force de voyager seul, on developpe son instinct, et on apprend surtout a l’ecouter. Hier soir, quand les lumieres se sont eteintes, je me suis dit que si j’avais ete toute seule et que j’avais du rentree seule a mon hospedaje [logement], pourtant seulement a quelques centaines de metres, et bien c’aurait peut-etre ete craignos.
Hier soir, quand les lumieres se sont eteintes, je n’etais pas seule: soit je rentrais avec Hilel, tres soucieux de mon bien-etre, soit je tracais ma route dans les rues de San A. avec mon amant rencontre le soir-meme. La premiere option peut paraitre la plus sage. Pourtant, je savais qu’avec la deuxieme, je n’avais rien a craindre, que j’etais tout aussi accompagnee et en securite, si ce n’est mieux.
Cela ne s’explique pas sur papier. Ca se sent, ca se vit. Et c’est toujours le conseil que je donne a qui part voyager, ma relge d’or: si tu le sens, vas-y; si tu ne le sens pas, n’y vas pas. Jusqu’a present, ca a toujours marche pour moi, et hier soir me l’a confirme. Avec Rafa et son pote, je savais que je n’avais rien a craindre.
Mais voila, quand les lumieres s’eteignent, si a San Agustin, pueblo tranquille en journee, il faut faire gaffe, j’imagine que c’est partout pareil en Colombie. Meme si c’est la premiere fois que je vis de telles situations bien que j’ai traine de nombreuses nuits dans d’autres parties d’Amerique du Sud, je sais que ceci est courant dans bon nombre d’autres pays d’Amerique Latine, et sans doute ailleurs dans le monde. Je me souviens de F., qui me parlait de son Mexique. C’est pareil. La loi de la jungle, la loi du plus fort. Une bagarre constante pour survivre, sinon on se fait ecraser. Et c’est bien ce que j’ai constate hier soir, et ce que les mots de Rafa sont venus me confirmer.
Ce soir, les rythmes endiables me proviennent encore jusqu’aux oreilles au moment meme ou j’ecris ces mots, dans la fraicheur de la nuit, tranquile sur mon balcon. Mais d’ici quelques heures, quand les lumieres s’eteindront, quelques centaines de metres en aval, pour certains il faudra a nouveau faire preuve de sang froid et d’assurance inebranlable pour continuer a vivre tranquilement, au quotidien.
Lilie