Le Village du Peuple Etrange Voyageur

pour nos pensées, nos petites histoires et nos joutes littéraires autour des voyages

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    Debriefing II

    geob
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    Message par geob Ven 14 Aoû - 16:01

    Dans ce silence assourdissant d'un mois d’août propice au farniente, "La XXe Century Fox" vous propose néanmoins....


                                     



                                        DÉBRIEFING II LE DÉCLIN !


    Pourquoi je reviens chaque fois, inexorablement, avec un entêtement incompréhensible, alors que rien ne m'y oblige, alors que rien ne me retient à Paris, si ce n'est cette force d'inertie de l'habitude, l'habitude qui te rassure et te conforte dans ta procrastination ? Combien de fois ai-je écrit cette lamentable rengaine pleurnicharde?  A vrai dire je  sais très bien pourquoi je reviens, et ce depuis trois ans : je reviens pour suivre le parcours dit du "suivi médical", institué par la Sécurité Sociale qui s'inquiète pour l'équilibre de ses comptes. Inquiète toi, ma chère "Sécu", j'arrive ! L'année dernière, cataracte, cette année ostéopénie et plein d'examens en ... scopie, l'année prochaine peut être des hanches en plastique? Ensuite, et si on faisait des implantations, et pourquoi pas une transplantation pendant qu'on y est? Ah tu trembles la "Sécu" ! Tu sais bien que tu peux... compter sur moi ! Je vais te ruiner, te mettre à la rue ! Tu vas voir, je vais devenir l'homme bionique ! L'homme qui vaut... à vrai dire pas un pet de lapin ! M'en fous, me voilà, me voici malgré tout , même si je me plains, je me "viellardise", je "jérémiade", je rétrécie, je radote, je somnole,  même si j'insulte mon corps quand il ne veut pas me laisser tranquille... si, si,  cela m'arrive parfois lorsque je marche ( je marche, donc je pense, mauvaise idée quand on traverse la rue, je vais finir par me faire dégommer),  heureusement cela ne dure pas parce que, je sais c'est invraisemblable,  je finis toujours par croiser une personne plus mal fichue que moi. Ainsi, avec l'état d'esprit décrit plus haut, j'ai croisé l'autre jour au début de la rue Delambre, à partir du boulevard Montparnasse,  un type qui marchait avec une béquille en bougeant son corps latéralement, en fait il ondulait comme un mobile de Calder, ça partait dans tous les sens, ça m'a donné un sacré mal de mer, du coup je n'ai plus senti mes douleurs. Oh nom de dieu ! Je me souviens aussi de ce type maigre, en fauteuil roulant sur l'avenue du Maine : il était unijambiste et manchot, et pourtant il avançait, et pourtant il vivait ! C'est bizarre, ce jour là aussi j'ai tout à coup oublié mes douleurs, et j'ai siffloté "le vent dans mes cheveux blonds...", enfin pas les miens, ceux d'Isabelle Aubret pour qui Jean Ferrat a écrit cette chanson lumineuse "C'est beau la vie" suite à son accident de la route qui avait failli lui être fatal. Vivre, ça use, ça pompe de l'énergie, et mourir c'est si facile : il suffit de ne plus s'intéresser à rien, de ne plus être curieux, de se contenter de consommer par mimétisme quant aux objets inutiles et par nécessité vitale quant au reste, enfin, "nécessité vitale", à vrai dire comme un mendiant, comme un S.D.F. qui met du carburant dans son corps machine parce qu'il ne se résout pas à vouloir l'abandonner volontairement, même dans le dénuement le plus vertigineux, même dans la mouise la plus radicale et l'humiliation la plus affligeante, si profonde qu'elle ne l'atteint plus.  Oh cette lenteur accablante ! c'est pourtant si simple, comme une anesthésie dans laquelle on ne se voit jamais partir, sombrer dans le néant sans coup férir et sans que l'on vous demande votre votre avis : un, deux, trois, hop ! plus rien ! Magique !  NON ! " Horreur, horreur !" dit Kurtz dans "Au cœur des ténèbres".  Mais il  y a les livres pour me nourrir, en vérité pour me tenir en vie, et dans ces livres une photo qui marquait une page et que je croyais à jamais perdue. Alors, cela me remonte le moral et je me dis que tant il y aura des êtres humains tel ce curé rencontré dans le village Karen, le genre de personne dont la rencontre vous imprègne pour toujours, et qui vous incite à ne désespérer de rien, cela vaut le coup de continuer.  Au fond, il faut continuer pour ne pas se priver d'un fou rire homérique, et ce jusqu'à la dernière goutte de larme, tiens comme l'hiver dernier, avec l'ami Belge, ce fou rire monstrueux qui nous mit dans un état d'épuisement,  qui nous réduisit à l'état de loques, comme évidées de toute énergie, complètement essorées - j"ai mis une journée pour m' en remettre ! Ce n'est qu'en écrivant ces lignes que je me dis que le curé aurait bien pu me réconforter avec ces mots de Flaubert :
    "Quel est ton devoir? L'exigence de chaque jour !"
    Seulement tu as écris "procrastination" au début... menteur ! tu n'es qu'un velléitaire ! Ainsi, il y a quelques années, tu as voulu te rendre au siège des Missions Religieuses à l'étranger pour demander juste s'il se trouvait encore en Thaïlande, ton curé ! Évidemment, cela est resté au stade de l'intention -pourtant c'est pas loin de chez toi.  Tiens, tu devrais établir une liste de toutes tes intentions, il y aurait de quoi écrire toute une vie qui n'a jamais été  vécue ! D'accord, d'accord, on se calme j'en ai tout de même vécue une autre, et elle n'a pas dit son dernier mot. N'empêche, je sais bien que tout le monde peut se targuer d'avoir vécu des expériences extraordinaires, mais cette cérémonie religieuse organisée pour nous, plus  cette nuit dans cette baraque en bois, juste éclairée par des flammes vacillantes, ça reste pour moi, et avec d'autres encore, une expérience ontologique qui me secoue encore.





                                          UN CURE CHEZ LES KARENS

                                              La rencontre

    Entre Chiang Mai et Pai, les bus s'arrêtent dans un village pour permettre aux chauffeurs et aux voyageurs de souffler un peu. La route de montagne est superbe, et il y a beaucoup de virages pour monter jusqu'ici. Au cours des années, ce que je considérais plutôt comme un hameau est devenu un village qui a l'apparence de la prospérité, le nombre d'échoppes et de restaurants s'est étoffé, il y a même une supérette. La guest house est toujours présente, dans un nouveau bâtiment, les chambres sont plus claires, aérées, mais elles restent basiques. Sauf leur prix : 400 baths !

    Au début des années 1990, avec un ami, nous passâmes trois nuits dans ce qui était encore qu'un hameau. Nos chambres nous coûtaient 5O baths chacun, mais c'était juste un espace pour dormir ; ceci dit elles avaient l'avantage de nous inciter à partir le plus tôt possible dans la montagne, et à en revenir le plus tard possible. Au fond, le plus pénible c'était la salle d'eau à l'extérieur, éclairée par une ampoule chichiteuse qui diffusait une lumière blafarde : il fallait serrer les dents pour se laver avec l'eau glaciale du bassin en ciment que l'on puisait avec une casserole en plastique.

    Le matin, nous attaquions la journée en mangeant un plat de riz, cuisiné par la mère du propriétaire de la guest-house. Elle s'occupait du restaurant, très apprécié par les chauffeurs de cars. Ensuite, nous traversions la route pour essayer de trouver dans une échoppe, tenue par une musulmane, de quoi grignoter pour la journée. Comme il n'y avait pas grand chose, nous achetions des petits paquets de chips, des biscuits, qui ramassaient la poussière sur le présentoir.

    Le premier jour, arrivés peu avant midi, nous laissâmes nos sacs à dos dans nos chambres lugubres, nous prîmes le premier chemin qui s'offrait à nous, sur la droite, en direction de Pai. Ce fut tout de suite un grand soulagement de se retrouver dans la forêt, de sentir l'odeur de la terre, de se mouvoir, pas à pas, sur un chemin inconnu. Ça grimpait pas mal, mais la marche ne se révélait pas si ardue que ça. Au bout d'un moment, nous eûmes la surprise de rejoindre une colonne de marcheurs : une douzaine de Karen, avec des enfants, s’avançaient devant nous, en portant des baluchons rempli de marchandises. Bientôt des têtes se tournèrent, quelques sourires s'esquissèrent. Je proposai à l'ami de ne pas les dépasser, de suivre leur allure, pour voir dans quel village ils se rendaient.

    Nous suivions en serre file sans aucune difficulté, les enfants ralentissaient la marche, certains s'accrochaient aux jupons des femmes lorsque la pente se faisait plus sévère. Puis arriva le moment de la pause, ils ne prirent pas le chemin qui dévalait tout de suite sur la gauche, ils décidèrent de se reposer sur celui qui se terminait en cul-de-sac. Bien entendu, nous fîmes de même. Nous avions constaté que, pour l'instant, notre retour ne nous poserait aucun soucis puisque la piste se révélait unique, sans possibilité de s'engager sur une autre voie. Nous pouvions donc continuer à les suivre sans laisser des petits cailloux derrière nous.

    Je ne souviens plus combien de temps nous avons marché, en revanche je me rappelle très bien de la pente qui nous fit déboucher, tout à coup, dans le village karen niché au creux d'un vallon, au bord d'un cours d'eau - comme la plupart de ces villages, alors que les Akhas s'installent habituellement sur le sommet des collines. La première baraque attira tout de suite notre attention : elle était relativement grande et la construction semblait nette, impeccable, mais ce fut surtout l'inscription en lettres noires sur un papier rectangulaire blanc, collé au dessus du chambranle de la porte ouverte, qui nous étonna le plus : "Marry's Christmas" ( marry's au lieu de merry's) ! Il y avait cinq marches en bois qui permettait d'accéder sur la petite terrasse devant l'entrée protégée par un toit en tôle - en forme de V inversé.

    Nous étions donc arrivés dans un village karen chrétien, et nous étions début décembre.

    Une autre surprise, cette animation, cette activité, comme si le village se préparait à quelque chose, il y avait même une grosse marmite sur un feu où mijotait une sorte de soupe épaisse. Peut être attendait-il un groupe de randonnée, un guide et des porteurs accompagnant des occidentaux ? Oui, cette idée absurde nous effleura et l'expérience, par la suite, nous démontra toute son inanité, néanmoins cela nous encouragea de rester pour montrer à d'éventuels trekkeurs que nous nous n'avions pas besoin de guide. Juste une petite vanité anticipée.

    Cette année là, notre pratique limitée de la langue thaie, et notre incompétence totale dans la pratique du karen, ne nous permit pas de saisir la finalité de ces préparatifs. Alors, nous décidâmes d'effectuer notre retour vers le hameau, sur la route de Pai. Nous passâmes une nouvelle fois devant la baraque qui servait d'église. Tout occupé à regarder où je mettais les pieds sur le sentier qui commençait à grimper, j'entendis, derrière moi, l'ami qui, lui, avait jeté un coup d’œil à l'intérieur. Hé ! Il y a quelqu'un, un blanc ! Ça doit être un anglais ! Je m'arrêtai. La déclivité du chemin faisait que l'ami avait le visage juste au dessus de la terrasse, ce qui lui assurait un angle de vue suffisant pour découvrir la présence d'une personne.

    Je regardai ma montre. Je n'avais pas envie de m'attarder, il était déjà 16 h, et dans ce trou de verdure le soleil allait bientôt disparaître. Je suggérai à l'ami d'évaluer son hypothèse auprès du type. Ce qu'il fit. Je le vis monter sur la terrasse, puis entrer dans l'église. Au bout de quelques secondes, j'entendis l'éclat de rire de l'ami. C'est un Français ! cria-t-il. Je grimpai à mon tour les cinq marches, et l'ami sortit sur la terrasse avec l'homme en tee-shirt blanc et pantalon noir : un prêtre catholique ! Tout de suite, je fus conquis par la gentillesse, la bonté de cet homme qui, visiblement, appréciait notre visite. Votre ami m'a demandé "are you english ?" et je lui ai répondu "no, I'm french !", me raconta-t-il, puis, il nous interrogea sur notre parcours. Quand il nous précisa que c'était la première fois qu'il voyait des blancs arriver dans ce village, sans être accompagné par un guide, cela nous flatta. Puis ce fut à notre tour de lui poser des questions, et c'était autrement plus passionnant !

    D'abord son nom. Phonétiquement, cela donnait "Salla". Il était originaire du Béarn (ou du Gers ? en tout cas, du sud-ouest). "Les missions religieuses à l'étranger" l'avaient envoyé en Thaïlande en 1953. 1953 ! Cet homme connaissait ce pays depuis 1953 ! Nous ouvrîmes en grand nos oreilles pour l'écouter. La vie des tribus dans la montagne n'avait plus de secrets pour lui, il connaissait d'innombrables villages, et tous les sentiers pour y parvenir en évitant, près de la frontière birmane, les endroits les plus dangereux. Cette nuit, il célébrerait la messe de Noël, il nous proposa même de rester et de dormir dans le village pour assister à la cérémonie. Après moult hésitations, nous déclinâmes cette invite - ce que, bien entendu, nous regrettâmes plus tard. Dommage pour nous car le prêtre partait dès le lendemain matin pour un autre village : il était prêt à célébrer la messe de Noël dans tous les villages karen catholiques, durant tout le mois de décembre ! Il avait beau avoir plus de soixante ans, cette vie dans les montagnes, loin des villes et du superflu, réduite sur le plan quotidien au strict nécessaire, lui assurait une silhouette de jeune homme.

    L'ami s'éloigna pour nous prendre en photo.


      Debriefing II Cury_010


    Plus je regardais l'environnement de ce village, plus j'avais le sentiment d'une solitude implacable, et aussi une désagréable impression d'être enfermé par ce manque d'horizon borné par les pentes abruptes recouvertes de forêt ; il fallait lever la tête vers le ciel pour trouver la respiration de l'espace, de l'infini. En observant le visage du prêtre, j'eus l'intuition que la solitude devait le questionner, alors, à brûle-pourpoint, je mis ce sujet sur le tapis et sa réaction confirma ce que je subodorais : oui, il lui arrivait de douter de l'utilité de sa présence, de considérer que sa solitude était parfois trop difficile à supporter, mais sa foi lui redonnait du tonus pour reprendre son bâton de pèlerin.

    Au cours de la conversation, nous lui demandâmes s'il connaissait des villages Karen bouddhistes. Il nous indiqua une direction, un chemin à prendre derrière la petite école, après avoir franchi le cours d'eau. Mais il nous déconseilla d'y aller tout de suite, il y avait pas mal de kilomètres à faire dans la forêt. Sur ce, des enfants surgirent et vinrent le saluer. Le prêtre leur serra la main et leur parla karen. Ai-je besoin de préciser qu'il parlait couramment le karen, et bien entendu le thai ?

    Nous le quittâmes vers 17 heures. L'ombre recouvrait tout le vallon. Le prêtre nous souhaita un bon retour, nous en fîmes de même en lui disant notre admiration pour sa vie et son courage.

    Notre retour s'effectua à une allure sportive. Moins d'une heure plus tard, nous débouchâmes sur la route de Pai. Nous rencontrâmes le jeune patron de notre guest house, sur sa moto, qui nous avait vu sortir du sentier. Il s'arrêta pour nous demander si nous avions passé une bonne journée dans la montagne.Alors nous lui racontâmes le village Karen, le prêtre. Pourquoi n'êtes vous pas resté dans le village ? s'étonna-t-il.

    Nous avions tout faux !............


    RETOUR AU VILLAGE. (1)


    A force de m'entendre parler de voyages, il me proposa de me rejoindre à Chiang Mai. Comme il n'était jamais sorti de l'Europe, il avait quelques  inquiétudes à se coltiner l'Asie tout seul. Comme mes autres collègues, je savais très bien que sa motivation ne tournait pas autour de la culture thaïlandaise, de son mode de vie ou de ses paysages, car, en fait de culture, c'était celle de l'opium qui l'intéressait. Et aussi l'utilisation de bien d'autres produits illicites qui lui valurent, longtemps après, quelques lignes dans une rubrique de "Libération". Puisque je travaillais avec lui et que l'on se voyait tous les jours, j'acceptai nolens volens de lui servir, en quelque sorte, de guide afin de lui trouver un endroit où il pourrait jouer à "Tintin et le Lotus bleu" en toute sécurité. Et le village karen où j'avais rencontré le prêtre recommença alors à m'occuper l'esprit. Certes, c'était un village catholique, mais j'étais persuadé que des Karens continuaient à cultiver le pavot.

    Et c'est ainsi que je me suis retrouvé, un soir de mai, deux ou trois ans plus tard, dans cette auberge aux chambres toujours aussi peu sympathiques, avec H... qui avait voyagé seul, pendant deux semaines, avant de me rejoindre à Chiang Mai. Sa première impression de la Thaïlande était totalement négative, il traitait les thaïs de voleurs - des gens qui cherchaient à le rouler en permanence. Ouh là ! Il me cita quelques exemples ; je compris vite que son rejet provenait d'une incompréhension mutuelle avec des thaïlandais qui ne parlaient pas un mot d'anglais. Le propriétaire de la guest house, lui, pratiquait très bien l'anglais, ce qui rasséréna H... qui put dialoguer avec lui sans problème le premier soir de notre arrivée - nous étions les seuls touristes. Et, je ne sais plus pourquoi, il nous parla longuement des amulettes bouddhistes - il y a même quelques magazines sur ce sujet, dont certains sont vendus dans les "7/11" ouverts 24h sur 24. Il nous affirma que Ronald Regean survivait à sa maladie parce que sa femme avait acheté une amulette très ancienne et très chère : 10 000 dollars ! Devant notre air sceptique, il nous donna des détails, et nous pûmes que reconnaître que Regean était toujours vivant - au fond, comme monsieur de La Palice qui, un quart d'heure avant sa mort, était toujours vivant. Ensuite, après avoir pris connaissance de notre intention de passer une nuit dans le village karen, il évoqua tous ces villages de plus en plus désertés par les populations ethniques qui allaient chercher du travail dans les villes. Les jeunes ne voulaient plus vivre dans la montagne, ils n'avaient que faire des traditions, et puis l'argent était plus facile à gagner en ville que dans un champ.

    Le lendemain, j'avais dis à H... qu'il ne fallait pas se presser, nous avions le temps de traîner dans le hameau pour observer les arrêts des cars, les voyageurs qui débarquaient et se précipitaient à la recherche de toilettes, ou s'attablaient pour consommer quelque chose - quel silence lorsque le crépuscule survient, tout est fermé et seules de rares voitures particulières passent sur la route. Je comptais arriver vers les 16h dans le village karen, juste pour indiquer que nous avions l'intention d'y rester cette nuit. Vers les midi, nous vîmes cinq Israéliens, avec leurs sacs à dos, accompagné par un guide. Ah zut, ils vont peut être dans le même village que nous, me dit H... Après avoir fait leurs achats, ils disparurent dans la forêt.

    Vers 14h, nous prîmes le sentier qui commence par une pente assez raide, et déjà H... caracolait devant moi. On se calme ! lui dis-je, profite du paysage ! Il avait plu la veille, une odeur fraîche de terre et de feuilles mouillées m'incitait à respirer à pleins poumons ; j'aime cette odeur, l'odeur de la terre thaïlandaise ! Mais j'étais un peu embêté, car j'avais pris l'habitude de marcher en sandales, alors que H... était chaussé de chaussures de randonneur aguerri. Il me considéra comme un type incongru ou inconscient, ou les deux à la fois, je ne sais plus, seulement, craignant sans doute de s'égarer, il s'obligeait à s'adapter à mon rythme. Et puis, il y eut ce passage dans une cuvette où passait un petit cours d'eau. Ici, les rayons de soleil ne traversaient pas l'épais feuillage, rien n'avait séché, les deux rives étaient donc bien boueuses. Déjà de l'autre côté, H... rigola. Vas-y, continue, dis-je. Tandis qu'il s'éloignait, je retroussai mon pantalon jusqu'aux genoux, et je m'avançai dans la gadoue, mes pieds s'enfonçant jusqu'aux chevilles, ensuite, une fois de l'autre côté, je repris ma marche, rapidement.

    Comme je l'avais prévu, nous arrivâmes dans le village Karen vers les 16h. Leur église était toujours là. Des gens nous observaient avec bienveillance, des enfants s'approchaient de nous. Je ne sais plus combien de fois j'ai lancé "amautcheubeu", bonjour en karen ( je ne garantis pas la précision de la phonétique), en passant devant les baraques sur pilotis, en espérant que l'une d'entre elles nous offrirait un toit pour la nuit. Une femme nous interpella, elle nous fit signe de monter chez elle. Nous nous approchâmes. Derrière elle surgit un Israélien qui mit ses godasses à sécher sur la terrasse. Ainsi, les treks organisés logent chez cette famille, ce qui rebuta H... qui voulait à tout prix voir une habitation sans la partager avec d'autres blancs. Alors, on fit un signe de négation, avec forces sourires.

    Bon, me suis-je dit, c'est le moment de sortir le sésame. J'ouvris mon petit sac à dos, et je m'emparai de la photographie sur laquelle je me trouvais en compagnie du prêtre, deux ou trois ans plus tôt. Et je la montrai à la première personne qui voulut bien s'approcher, en l’occurrence une gamine qui s'exclama aussitôt : "Salla" ! Ce son, le nom du prêtre, créa l'effervescence ; plusieurs personnes firent cercle autour de moi, et, après avoir jeté un coup d’œil sur la photo, me regardèrent différemment avec une sympathie proche du respect, me sembla-t-il. Une femme âgée, qui fumait virilement sa bouffarde, me tira par la manche de ma veste en coton et nous invita à la suivre. C'est bon, dis-je à H..., on est casés...



      2- L'accueil d'une famille Karen

    Lorsqu'on pénétrait dans cette baraque - sur pilotis comme toutes les autres -, on accédait dans un espace qui servait de lieu de rencontre et de cuisine. Le foyer, c'était juste de la terre sur le plancher, entourée de pierres, où on allumait le feu qui servait à chauffer l'eau et à cuisiner. Il y avait une ouverture rectangulaire sur la façade, mais sans volets. L'espace où les gens dormaient se situait cinquante centimètres plus haut, comme une habitation à part mais sous le même toit : on passait sous un chambranle (sans porte !), on entrait alors dans une pièce nue, assez spacieuse, éclairée par la lumière du jour qui entrait par une ouverture aussi sans volets. Ils nous firent signe de déposer nos affaires à cet endroit, ensuite ils nous apportèrent trois couvertures pour chacun d'entre nous. La nuit allait être longue sur ce sol en planches, il valait donc mieux plier soigneusement deux couvertures, les disposer l'une sur l'autre pour nous ménager un semblant de confort.


    La sangsue

    Je vais me laver les pieds, dis-je à H... Enfin seul ! Je descendis le sentier jusqu'au cours d'eau qui traversait le village. J'enlevai mes sandales, et j'entrai dans l'eau limpide avec un plaisir extrême. Dès que mes pieds furent nettoyés de la boue, une chose bizarre attira mon attention : je vis une sorte de feuille noire qui semblait coller sur ma cheville gauche, alors, machinalement, je plongeai la main dans l'eau et arrachai ce que je croyais être une simple feuille qui avait suivi le courant. Une vive douleur me renseigna tout de suite sur cette chose : c'était une sangsue ! J'étais furieux ! J'en avais déjà chopé une dans un trek organisé, des années auparavant, mais ce jour là j'avais eu la possibilité d'utiliser un briquet pour m'en débarrasser facilement, sans conséquence.

    Je sortis de l'eau, bien embêté. Merde ! Ça saignait pas mal ! Je remis mes sandales, et je tamponnai ma cheville avec un mouchoir en papier, puis j'appuyai fortement une fois, deux fois, mais rien à faire, la sangsue avait bien fait son travail. Arrivé devant la baraque, je mis mon pied sur une des trois petites planches ( en guise d'escalier, mais ça ressemble plutôt à un escabeau inamovible), et je recommençai ma dérisoire opération en vue de stopper cette petite hémorragie. Sur ce, surgit notre hôtesse qui fumait toujours sa pipe. Je lui montrai ma cheville. Elle se pencha un peu, très intéressée, puis elle me fit signe de ne pas bouger, ensuite elle disparut aussitôt dans la baraque. J'attendis deux, trois minutes, elle réapparut et elle me tendit une matière brune, humide : du tabac ! Je ne sais pas si elle l'avait trempé dans l'eau ou mâché, mais je compris que je devais le mettre sur la plaie. Et je le fis, en le maintenant bien appliqué sur ma cheville - toujours sur la surveillance de la fumeuse de pipe. Au bout d'un moment, elle me tendit la main afin de récupérer son emplâtre bizarre. Je l'enlevai donc et le lui rendit...

    ...Nom de dieu ! Je ne saignais plus ! C'était comme si je n'avais rien eu !


    3- Invitation pour une messe

    H... avait déjà préparé son matelas de couvertures. Je lui racontai ce qui m'était arrivé. Il jeta un coup d’œil sur ma cheville et constata le bien fondé de mon anecdote. Bon, maintenant, que fait-on ? me dit-il. Le genre de question qui m'insupporte au plus haut point. J'arrangeai mes affaires, mit en évidence ma lampe électrique pour cette nuit, et décrétai que nous allions vadrouiller entre les baraques du village, voir, parler, sourire, deviner, comprendre, enfin se montrer, quoi !

    Les hommes étaient revenus de leurs champs, ou peut être d'une discrète culture de pavots, cachée dans la forêt, en tout cas il y avait plus de monde que tout à l'heure. Trois adorables petites filles, vêtues de leurs tuniques blanches, étaient assises sur les marches de leur demeure, elles nous regardaient déambuler en souriant. Nous nous approchâmes. Bonjour, bonjour, dis-je en karen, et elles répondaient de  même en s'esclaffant. A ma grande surprise, elles avaient toutes un prénom qui commençait par A, comme, par exemple, Anastasia ! Derrière cette baraque, un peu plus haut, il y avait celle des Israéliens. Ils n'en bougeaient pas. Leur guide devait s'occuper de tout, ou alors ils  n'osaient pas se mêler aux autres.

    Après cinq, dix minutes d'errance, un jeune vint me parler en faisant de grands gestes vers la sortie du village. Je ne compris qu'un seul mot : "Salla". Je le suivis. Il se dirigeait vers leur église. Lorsque je vis tous ces gens qui paraissaient m'attendre, j'eus une petite appréhension. Il y avait là une trentaine de personnes, hommes et femmes, qui portaient tous une tenue propre, comme s'ils s'étaient endimanchés pour moi. Les femmes s'écartèrent pour me laisser monter sur la terrasse où, devant la porte grande ouverte de l'église, les hommes m’accueillirent en souriant, avec le bonjour en karen. Bon, me voici dans la panade, quelle est la suite, qu'attendent-ils de moi ? Oh non ! pourvu qu'ils ne me prennent pas pour un curé ! L'intérieur me parut - à tort - immense : un simple crucifix cloué sur la paroi du fond et juste une table devant, et rien d'autre, le vide absolu, à m'en donner le vertige ! Tous ces visages tournés vers moi, il me fallait agir ! Alors j'entrai dans la salle à pas comptés, je me dirigeai vers la croix en ayant l'impression de marcher sur des œufs. Je sentais physiquement tous les regards qui m'observaient, me jaugeaient ; mes omoplates se contractèrent ; j'essayai de me remémorer comment on fait le signe de croix, accompagné peut être d'une génuflexion ? Surtout ne pas commettre d'impairs, nom de nom tout se bousculait dans ma tête ! Puis, devant la table et le crucifix, j'eus l'étonnante impression de replonger dans mon enfance, des images du Petit Séminaire surgirent de ma mémoire, elles défilèrent rapidement, incroyablement nettes, précises. Et ce n'est pas sans une certaine émotion que je fis ce que je n'avais plus fait depuis une quarantaine d'années : une génuflexion, ma foi fort réussie, synchronisée avec un signe de croix savamment exécuté.

    En me retournant, j'appréciai les visages ravis, sauf celui de H... qui affichait une incompréhension, une gêne. Ainsi, il m'avait observé comme les autres. Les karens ne bougeaient pas, quelque chose me disait qu'ils attendaient de voir le comportement de H... Il faut que tu fasses exactement comme moi, lui dis-je. Il refusa, il n'en était pas question ! En arborant un air tranquille, je lui dis, sans élever la voix, mais fermement : tu as intérêt à le faire car ils sont en train de nous regarder, et puis comme tu as tourné sept fois autour du chedi du Doi Suthep ( à 12 klm de Chiang Mai), avec une fleur de lotus dans les mains, tu peux donc satisfaire, sans te ridiculiser, tous ces gens qui attendent de nous un comportement correct.

    H... expédia sa génuflexion et son signe de croix.

    J'eus l'impression que ce fut le signal espéré, les hommes commencèrent à entrer tranquillement, certains avaient dans la main un livre - cela m'avait échappé. Ils s'assirent par terre, à la droite du crucifix et nous invitèrent à faire de même, tandis que les femmes entraient à leur tour et prenaient place sur la gauche. Certaines avaient les mêmes livres que les hommes. Le karen qui était à côté de moi ouvrit le sien, tourna des pages. Une fois que tout le monde fut installé, le silence emplit la salle, un silence annonciateur de je ne savais trop quoi. H... avait trouvé place dans le rang devant moi, je l'observais, j'étais certain qu'il se demandait aussi ce qui allait se passer...



         
                                    4-   Transcendance

    Alors une voix s'éleva, une voix profonde, émouvante. Le chœur des hommes prit le relais aussitôt, puis ce fut au tour des femmes de se joindre dans une merveilleuse harmonie. D'emblée, une sensation étrange m'étreignit, étrange parce qu'inconnue, ou alors ressentie en d'autres occasions mais rejetée par mon esprit sans que je m'en rende compte. Avec le recul, je donnerais le nom de spiritualité à cette sensation qui commençait à m'envelopper, à m’élever dans une autre dimension. Bon sang ! J'avais la chair de poule, je frissonnais ! Tout mon être écoutait ce chant, ce cantique, attentif à ne pas en perdre une miette, il fallait qu'il s'imprègne à jamais de ce moment que je ne pouvais enregistrer ou filmer - et c'était beaucoup mieux ainsi ! Je me penchai sur le livre de l'homme qui était à côté de moi, j'essayai de suivre les mots que je ne comprenais pas, mais seule la musicalité des voix me rendait si aérien au point que je ne faisais plus attention à l'inconfort du sol si dur, alors j'abandonnai la page remplie de mots karens pour ne plus m'attarder sur un détail quelconque, ni penser à quoi que se fut, comme si je devenais un pur esprit, lavé de toutes pensées parasites, débarrassé de son corps encombrant.

    Lorsque le chant s'arrêta, il y eut un silence étourdissant. Quelques secondes plus tard, un autre reprit du côté des femmes, rejoint cette fois-ci par les voix des hommes. Je repartis dans une agréable sensation de flotter dans l'espace, au point que je ne saurais dire combien de temps dura cette cérémonie, combien de cantiques chantèrent les karens, mais ce dont je suis sûr c'est que jamais je n'aurais imaginé vivre un moment pareil dans une baraque qui servait d'église pour un village d'une ethnie de la Thaïlande, au creux d'un vallon aux pentes recouvertes de forêts. En écrivant ces lignes, je me réalise l'impossibilité de recréer, de partager cette scène qui apparaîtra pour d'autres sans doute banale, mais qui fut pour moi exceptionnelle, intense, et désormais inoubliable.

    Les livres furent refermés, petit à petit les karens se levèrent. Ils affichaient tous une mine sereine, un vague sourire se dessinait sur leurs lèvres, on aurait dit qu'ils revenaient du paradis promis par le missionnaire. La figure de H... me stupéfia, il semblait transfiguré ! J'étais certainement dans le même état. Alors, lui dis-je, comment tu te sens ? C'est incroyable, dit-il, ils ont fait ça rien que pour nous ? C'était une bonne question, je pensais que oui car si je n'avais pas montré la photographie, nous n'aurions certainement pas eu la chance de vivre cette cérémonie. En plus, ils avaient laissé les Israéliens dans leur baraque, donc... J'ai bien fait de t'accompagner, me lança H..., tu as le chic de tomber dans des trucs pas possibles !

    Sous l'auvent de l'église, des karens restaient pour nous saluer, sourire, nous serrer la main, puis chacun regagna sa baraque. Le crépuscule avait envahi le vallon, la forêt qui encerclait le village devenait oppressante dans la pénombre...

           
                                                              5  La nuit chez les Karens

    ...  Chez nos hôtes, seul le feu du foyer éclairait l'intérieur. Tout autour, des femmes mangeaient leur riz et leurs ombres dansaient sur les parois. Dehors, c'était maintenant une nuit d'encre. Assis dans notre espace attribué, on observait en espérant ne pas être oubliés ; nous avions faim ! Ce fut autour des hommes de manger - en fait, je ne me souviens plus de l'ordre, mais nous avions constaté qu'il y avait plusieurs services, bien ciblés, ainsi nous eûmes l'impression que les membres de cette famille - disons, cette parentèle - ne mangeait pas ensemble, comme si c'était plutôt un ordre "générationnel".

    Une femme finit par déposer devant nous deux méchantes assiettes en fer blanc, remplies de riz et d'un peu de légumes, avec sur la nourriture  deux cuillères - aussi en fer-blanc. Nous avions faim, et ce fut délicieux. Lorsqu'on se trouve dans ce genre de circonstances, on ne mégote pas, on ne chipote pas, tout nous parait bon ! Ensuite, on nous apporta du thé, ou plutôt de l'eau chaude qui avait vaguement le goût d'un thé fumé, mais, encore une fois, quel régal de se désaltérer !

    On nous débarrassa de nos couverts. Les femmes, certaines avec un enfant dans les bras et les hommes s'installèrent autour du feu comme pour entamer une veillée. Ils parlaient doucement, riaient parfois. Une douce tranquillité régnait dans cette demeure qui, pour nous, nous renvoyait dans un moyen âge fantasmé. Vivre ça, en fin cette fin du XX e siècle, c'était vraiment incroyable, oui, mais bon, vu que nous n'étions que de passage, nous pouvions apprécier sans pour autant se dire que l'on vivrait ici toute l'année - et c'est là que l'on pense à l'eau courante dans nos maisons, l'électricité à portée de main, à tout notre confort que l'on croit définitif, normal.

    De la nuit surgissaient des visiteurs, ils ne restaient pas longtemps ; nous étions la curiosité dans cette baraque. Puis vint un homme qui s'assît à côté de nous, il nous fit comprendre que nous avions la possibilité de fumer de l'opium chez lui. H... me demanda si je venais avec lui. J'avais déjà fumé de l'opium dans des villages karen et akha, je ne voyais donc pas l'utilité de l'accompagner. Je prenais aussi en considération cette famille qui nous avait accueillis ; peut être avais-je tort, mais je me demandais si ce ne serait pas une offense  pour elle si nous désertions tous les deux leur maison juste pour aller fumer de l'opium ? Que penserait-elle de nous ? Je n'oubliais pas que nous étions dans un village catholique !

    Puisqu'il était venu pour s'essayer à l'opium, H... n'hésita pas à suivre l'homme, muni d'une torche électrique.

    Seul dans mon coin, à l'écart du feu qui brûlait toujours, une plénitude, différente de la cérémonie, me rasséréna et me procura un bien être fort inattendu, inespéré dans ces conditions. D'ailleurs je ne pensais plus rien, mon regard se concentrait sur les flammes, j'étais dans une éternité puisque j'étais en dehors du temps, dans un ailleurs où personne ne me dérangerait. Bien vite, un karen me fit signe de venir m'assoir au milieu d'eux. Ils se serrèrent l'un contre l'autre pour me faire une place. Ainsi, faisant partie de leur cercle, j'atteignais un bonheur inouï. Je regardais autour de moi ces visages d'hommes et de femmes qui ne vivaient pas (pour combien de temps encore ?) sous l'emprise sacro-sainte des marchés, qui ne possédaient pas de cartes bancaires, ni de télévisions, et qui, bon dieu, semblaient heureux de vivre. L'homme qui m'avait invité autour du feu jouait avec un petit garçon. Il parlait avec la femme sur sa gauche - son épouse ? Tous les deux me regardèrent avec sympathie, puis l'homme s'adressa à moi. Avec quelques mimes, quelques mots de thai, et beaucoup de mots karen auxquels je n'entravais rien, il me fit comprendre qu'ils appréciaient ma présence ici, car ils connaissaient bien sûr la raison de l'absence de H... Il y avait chez eux une gentillesse, une empathie, une exigence de vivre dignement, ils ne jugeaient pas H..., ils ne comprenaient pas, tout simplement. Et moi je me sentais en osmose avec eux, j'avais même ce sentiment bizarre que nous communiquions par télépathie, que nous surmontions la barrière des langues. Nous nous parlions dans un silence partagé.

    J'entendis quelqu'un tousser. De l'autre côté du feu, des gens étaient allongés, je ne les avais pas remarqués dans cette pénombre. Une figure ridée sembla surgir d'une tombe, la lueur des flammes en dessina le contour : c'était la vieille à la pipe ! La nuit reprit son visage, il disparut comme par un enchantement macabre. La vieille se recouchait, tout simplement. Et la veillée continuait. Je n'avais pas besoin de fumer de l'opium, le calme et la sérénité m'étaient donnés par le cercle des karens. H... finit par revenir, il s'étonna de me voir assis autour du foyer. Les gens se serrèrent pour lui faire une place. Il raconta un peu sa fumette, le peu de plaisir qu'il en avait tiré - l'opium n'est pas hallucinogène, pour les éléphants roses on repassera ! Puis, l'homme qui m'avait invité à m'assoir parmi eux, nous fit signe que l'extinction des feux approchait.

    Allongé sur mes couvertures, mon dos éprouvait la dureté du plancher. Je jetai un coup d’œil à ma montre. 9 heures ! Bon sang, la nuit va être longue, me suis-je dit. Quelques minutes plus tard, le feu éteint nous plongea dans la nuit complète, et les chuchotements, les murmures entre des hommes et des femmes, les petits rires vite étouffés, nous accompagnèrent longtemps au grand plaisir de H... qui s'amusait beaucoup. Ils communiquent vachement, ça m'épate, me dit-il. Dame, ils n'ont pas la télévision ! Ni radio, ni journaux ! Il ne leur reste plus que les relations humaines pour meubler leurs longues soirées, et nous,  il ne nous reste plus que la télévision et nos appareils numériques pour être toujours connectés.

                                                                         
                                                  6 -   Départ matinal
                                                                       
    Lorsque nous sortîmes de nos couvertures, il était environ 8h du matin, et un silence de bon aloi régnait dans la baraque. A l'aube, entre deux sommeils, j'avais vu quelqu'un rallumer le feu. Je me souvenais aussi de quelques paroles à peine perceptibles, peut être étais-je en train de rêver, en tout cas je ne les les avais même pas entendus se déplacer sur le plancher ; les Karens s'étaient sans doute préparés pour partir dans la forêt où ils travailleraient sur leurs cultures, dans des zones déboisées connues d'eux seuls.

    Devant le foyer éteint, mais on pouvait encore chauffer de l'eau sur les braises, un homme s'activait. De temps en temps, il jetait un coup d'oeil par dessus son épaule, juste pour voir où nous en étions. Il préparait apparament du thé. Bon, nous ne partirons pas le ventre vide ! Un long parcours nous attendait. Je comptais refaire ce que nous avions fait, avec mon ami, le lendemain de notre rencontre avec le missionnaire, il y avait trois ans déjà. En effet, nous étions revenus le lendemain matin pour le revoir, mais il avait pris la piste aux premières lueurs. Dans l'école du village, l'institutrice thailandaise, qui s'occupait de quatre petits, nous incita à retenir le nom du village karen bouddhiste dont nous avait parlé "Salla". Elle s'inquiétait : surtout ne prenez pas de piste qui remonte vers le nord ! Nous avions fait ce trajet à travers la forêt et la montagne sans nous égarer. Une femme, d'une ethnie autre que karen, portant une hotte en osier, chaussée de bottes en caoutchouc, et arborant un sacré coupe-coupe, nous avait confirmé que nous étions sur le bon chemin.

    Notre petit déjeuner fut luxueux : du thé (on m'a bien compris, ce n'est évidemment pas en sachet), du riz, et surtout un oeuf dur chacun. Vint le moment délicat de quitter cette baraque qui nous avait si bien accueilli. Moralement, nous ne pouvions partir sans laisser un peu de monnaie, ils nous avaient nourri sur leur réserve. H... était anxieux. Je lui avais dit que nous laisserions 30 baths chacun. Quoi, c'est tout ? Je lui expliquai ce qu'ils allaient pouvoir s'acheter avec 60 baths dans le bourg d'où nous venions. J'étais persuadé que les guides ne laissaient pas autant par personne. Alors, je donnais le premier mes 3O baths. Le Karen prit les billets et les mit dans la poche de sa veste. H... s'avança, il tendit ses 30 baths. L'homme, occupé à remettre des feuilles de thé dans sa bouilloire toute noire, se retourna et sembla surpris devant le geste de H... Il prit les billets, les regarda. H..., toujours à cran, lui demanda en anglais si ce n'était pas assez ? L'homme sourit, il avait l'air très satisfait. Oui, j'étais plus que convaincu que les organisateurs de treks ne donnaient pas beaucoup dans les villages ethniques. Allez, dis-je à H..., n'insiste pas, tu vois bien qu'il ne parle pas anglais !

    Nous partîmes sur le chemin que nous avions foulé avec mon ami, trois ans auparavant. En fin d'après midi, nous arrivâmes aux sources d'eau chaude, à trois/quatre kilomètres du bourg où se trouvait notre guest house. Nous tombâmes sur un trek qui s'apprêtait à prendre, en sens inverse, le même chemin que nous. Il y avait pour le conduire, un guide  et deux porteurs thais, et les clients étaient tous Français. Je marchais devant H... et un Karen qui, en cours de route, en pleine forêt, se mit à nous suivre, ce qui me donnait l'impression d'être leur guide à tous les deux. Le thaï m'arrêta, fort surpris. Logiquement, pour lui, c'était le Karen qui devait ouvrir la voie. Il me demanda en souriant où se trouvait notre guide, je lui répondis avec un sourire identique que le guide c'était moi. Alors il s'adressa au Karen, tandis que des Français s'approchèrent de nous. Où est votre guide ? s'inquiétaient-ils. Je fis la même réponse. Ils nous dirent qu'ils allaient dormir dans le village karen bouddhiste où nous étions passés vers les midi. On leur parla de celui où nous avions dormi, de l'église en bois. Ils nous détaillèrent avec des yeux de merlans frits.
    Plus tard, on m'informa qu'il y avait une loi thailandaise qui interdisait aux étrangers de se balader dans la montagne sans un guide thai. D'où la surprise du guide que nous avions croisé. Apparemment. En fait, je n'ai jamais eu une confirmation de cette loi, peut être existait-elle (existe-t-elle aujourd'hui ?)par mesure de précaution ? En tout cas, après notre rencontre avec le prêtre, mon ami et moi nous n'avions plus  jamais hésité pour aller dormir dans les villages de montagne - surtout chez les Akhas, nuits blanches garanties avec les cochons noirs sous la baraque, et les coqs qui ne cessaient de se défier bruyamment jusqu'au  crépuscule.


                                                                       Epilogue

    Une fois rentré à Paris, H... replongea avec soulagement les volutes odoriférantes de marie-jeanne. Il ne voyagea plus, et il oublia vite la Thaïlande.
    Ce ne fut pas mon cas ! Ainsi, le mois de décembre de cette même année, je repris l'avion, direction Bangkok, pour la... il y a belle lurette que je ne compte plus !
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    Message par geob Mer 26 Aoû - 16:56

    Le syndrome de "Omaha beach"

    S'il n'y avait pas eu ces courageux passagers dans le "Thalys", ce 21 août 2015,  combien y aurait-il-eu de morts? Bravo donc aux Français qui sont intervenus... ce n'étaient pas des Français? Vous êtes sûr? Ah bon ! C'est donc le syndrome de "Omaha Beach" qui s'est réveillé ! Ce sont des Étasuniens, avec des Britanniques, qui ont montré un grand courage en sautant sur ce type armé jusqu'aux dents ! Normal ! Nous, en France, nous avons  l'habitude que  les autres interviennent à notre place... comme à Omaha Beach en 1944 !

                                           ::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Ne remontons pas si loin. Ce syndrome se repère aussi et surtout dans des circonstances moins dramatiques (quoique qu'elles peuvent parfois déboucher sur des drames personnels), je veux parler, par exemple, des conflits sociaux en général,  et ceux auxquels j'ai participé. Ah ! J'ai cotoyé tellement de  collègues qui nous chantaient la même rengaine : oui, oui, les gars, on veut bien se battre mais, vous comprenez,  nous ne pouvons pas car nous avons des crédits sur le dos mais vous, allez-y vous, battez-vous pour nous ! On vous soutient !

                                                  :::::::::::::::::::::::::::::::::::


    Au siècle dernier, on avait proposé le même devoir à des élèves américains et français. Le sujet était à peu près celui-ci :

    Vous vous promenez dans votre jardin public et vous constatez que les allées sont sales, remplis de papiers, de feuilles mortes ou autres détritus. Qu'est-ce que vous faîtes?

    La plupart des petits Français ont écrit qu'ils courent avertir leurs parents, d'autres les gardiens du jardin.
    Et la plupart des petits Étasuniens ont écrit qu'ils retroussent leurs manches, prennent des sceaux, des pelles et des râteaux, et ils vont derechef nettoyer le jardin.

                                                      ::::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Ainsi, nous autres les Français, nous nous plaignons mais nous attendons toujours que notre voisin de palier agisse à notre place. Dame ! Les Étasuniens ne vont pas encore débarqué à Omaha Beach pour régler nos petits problèmes de voisinage !

                                                     :::::::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Voyage en car. Une amie de ma sœur se plaint que la "clim" est trop froide.
    - Bon sang ! La "clim" est un peu poussée, non?
    - Non, je ne trouve pas. Tu as si froid que ça?
    - Ben oui.
    - Tu n'as qu'à le dire au chauffeur !
    - Ah non, tu n'as qu'a lui dire, toi.
    - Non, moi ça va, a dit ma sœur qui, elle, n'hésite jamais à dire ce qui ne va pas !

    Combien de fois m'a-telle raconté ce genre d'anecdotes où elle a constaté que les gens se plaignent mais se gardent bien d'agir alors que le risque physique est bien limité, voir inexistant.

                                                          :::::::::::::::::::::::::::::

    Evidemment, quand on se retrouve dans des situations dramatiques, que faire, agir ou se planquer, comment avoir une attitude adéquate?

    Montaigne a vu le lieutenant-général du Royaume à Bordeaux se faire massacrer par la foule - il ne l'oublieras jamais.  Ce représentant du pouvoir royal est venu seul devant des gens excités, furieux contre l'instauration de la gabelle : il s'est présenté sans armes, espérant ainsi leur pitié, au lieu de rester dans sa forteresse. Cette scène a beaucoup marqué Montaigne. Au cours de ses "Essais", il racontera divers épisodes tout aussi dramatiques ; durant sa vie, il s'est vu impliqué dans des situations limites, dangereuses, et il a toujours eu ce souci de réagir de la manière la plus appropriée, d'apporter lla réponse la plus pertinente, tout en faisant preuve d'un courage inébranlable mais sans provoquer celui qui est armé, et sans chercher sa pitié. Et c'est ainsi qu'il a toujours sauvé sa peau.

    L'action juste demande un sacré sang froid ! Toutefois c'est bien plus commode d'attendre qu'un autre agisse à notre place !

                                                   ::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Les jours suivants.

    L'acteur Jean-Luc Anglade se trouvait dans le Thalys. Il persiste dans sa déclaration offusquée contre les employés de ce train qui se sont barricadés dans la voiture motrice : ils ont refusé d'ouvrir aux passagers affolés ! Dimanche, on a appris que trois employés ont carrément sautés du train en marche ! Cela crée un sacré contraste avec la cérémonie hâtive de la remise de la légion d'honneur aux courageux passagers.

                                            ::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Ouf ! L'honneur est sauf !  On apprend qu'il y a eu un Franco-américain gravement blessé en tentant de désarmer l'individu, et aussi  un jeune Français de 28 ans ... qui veut rester anonyme. Il a bien raison. Voir sa tronche dans tous les médias du monde, ça craint pour le futur des décorés ! A ce propos, non content de vouloir rester anonyme, il ferait bien aussi de refuser cette légion d'honneur qui lui est promise, surtout s'il se tient au courant de la liste des récipiendaires pris dans la rafle annuelle du 14 juillet où se côtoie le chanteur, l'actrice de cinéma, le copain de promotion du président (promotion Voltaire), le présentateur du journal télévisé, le couturier à la mode, j'en passe et des plus insignifiants.

                                                          :::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Nous vivons spectateurs de notre propre vie, nous subissons et nous acceptons tout, jusqu'aux plus pénibles incivilités dont nous sommes témoins car nous attendons toujours que quelqu'un se lève à notre place. Peut être que cela provient du fait que nous sommes trop individualistes, que nous n'avons pas ce sens civique de l'intérêt commun? Nous refoulons alors combien de frustrations, combien de rancœurs?  Que  fait la police? A quoi servent nos impôts? Tous pareils ! Tous pourris ! Nous nous débrouillerons pour cibler le bouc émissaire qui portera le poids de notre incapacité à faire front, à vivre debout.

    ::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Oui, ce n'est pas dans nos gènes de nous mêler de ce qui regarde l'intérêt général. Je me souviens des cours d'éducation civique lorsque j'étais à l'école élémentaire, il y a bien longtemps, autant dire au Moyen Age !

    L'action courageuse de ces Américains m'a rappelé une vidéo visionnée sur Youtube où l'on voit deux jeunes hommes maîtrisant un forcené dans le métro new-yorkais, en attendant l'intervention de la police. Je ne l'ai pas retrouvée mais je suis tombé sur celle-ci.



    Imaginons une scène pareille en France. Un jeune, semblable à ce britannique, interviendrait-il? Aiderait-il deux femmes policières? A mon avis, il se fendrait plutôt la gueule, filmerait la scène et la mettrait derechef sur sa page "facebook" !

    :::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::

    Bon sang ! Je n'aimerais pas me voir dans une situation dangereuse, il m'est impossible de savoir comment je réagirais. Mais il m'est arrivé de me retrouver dans un conflit qui a dégénéré avec une rapidité foudroyante :  la violence a surgi au milieu d'un lieu paradisiaque, une plage féerique où on n'imagine même pas que le sang pourrait couler. Bien après, j'ai pensé au titre d'une pièce de théâtre de Tenessee Williams : "Soudain, l'été dernier". Cela s'est passé au Sri Lanka, en mai 1981....
    geob
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    Message par geob Mer 16 Sep - 10:53

    Inde et Sri Lanka, avril, mai 1981

    Aujourd'hui, il m'est bien difficile de me remémorer, avec moult détails, de notre voyage qui s'est déroulé il y a trente quatre ans, en avril et mai, en Inde et au Sri Lanka. Avril et mai sont les mois les plus chauds où il vaut mieux ne pas voyager dans ces contrées, nous disaient des Indiens fort étonnés de nous trouver parmi eux  dans diverses files d'attente. Effectivement, la chaleur était épouvantable, et tout le monde en souffrait. D'ailleurs ce fut pour moi un calvaire, du moins durant les deux premières semaines. Pas moyen de récupérer la nuit, nous dormions dans des gourbis, je veux dire des hôtels infects, souvent dans des chambres sans fenêtres, et bien entendu sans climatisation parce que c'était pas cher et que ça faisait routard ! Bien sûr, il y avait toujours un ventilateur au plafond, malheureusement très bruyant lorsque nous l'utilisions à pleine vitesse pour éloigner les moustiques insatiables. A bout de nerfs, à tour de rôle, l'un d'entre nous quittait son lit pour l'arrêter, mais au bout de quelques secondes les maudits vrombissements recommençaient, alors l'autre se levait à son tour pour le remettre à pleine vitesse. Épuisant ! Combien de fois, durant ces nuits blanches, ai-je imaginé mon rapatriement, rêver de m'allonger sur un vrai matelas, dans des draps propres et frais? Nous pensions nous rafraîchir sous des douches presque tièdes, tant le soleil avait chauffé les tuyauteries et les réservoirs durant la journée, nous regagnions ensuite nos galetas sans nous être essuyé, mais la température de la chambre, cette étuve pour voyageurs désargentés, avait vite fait de nous sécher.


    Nous étions dans la deuxième semaine de notre voyage lorsque nous décidâmes, complètement épuisés, de quitter le bord de l'Océan Indien et de nous rendre à Allepey, en espérant trouver une atmosphère moins lourde, plus supportable. Excellente idée ! Ainsi ce fut dans la nuit du 16 au 17 avril, à l'hôtel St George, dans une chambre correcte avec des fenêtres, que je connus enfin ma première nuit de repos. Mais ce fut pour moi plus que ça : je ressentis tout à coup le "satori", cette chance d'être en Inde, de me sentir enfin comme un poisson dans l'eau, et, malgré toutes les difficultés inhérentes au pays, pour rien au monde je ne voulus revenir en France. Sensation euphorisante ! M'en foutait de la "turista" ! J'avais choisi de venir ici, donc d'accepter toutes les conséquences de mon choix, à Paris je ne faisais que subir les contingences sociales, l'ennui au travail, et cette routine, cette routine nom de dieu, comme une autoroute sans sortie possible. Partir deux mois, c'était l'échappée belle, la vie en liberté sans comptes à rendre à quiconque, loin de chez nous, de la famille, des jugements moraux ineptes - ma mère me disait toujours que "les conseilleurs ne sont pas les payeurs !".


    Bombay, Goa, Kerala, Tamil Nadu. L'arrivée dans le Tamil Nadu fut un choc : pauvreté, poussière, gens plutôt maigres, couleurs moins chatoyantes. C'était comme si nous avions changé de pays ! Une autre Inde ! Il valait mieux dire Les Indes pour comprendre ce continent tant le contraste avec le Kerala et sa population chaleureuse, souriante, éclatante de santé, et ses paysages où le vert émeraude des rizières étincelait sous le soleil,  nous a paru si stupéfiant.

    Quelquefois, je me dis que c'est bien dommage de n'avoir tenu aucun carnet de route, de ne pas m'être encombré d'un appareil photo. Au fond, c'était peut être la meilleure façon de voyager, d'être en adéquation avec ce que nous vivions si intensément, sans nous préoccuper d'éventuelles soirées "diapos" pour le retour et qui ennuieraient nos familles et nos collègues. D'ailleurs, j'ai constaté que l'on ne  m'interroge quasiment pas sur mes pérégrinations, enfin juste les premières minutes, par politesse, ensuite c'est moi qui doit écouter les histoires que l'on pense dignes de m'être conté, moi qui a toujours la mauvaise idée de m'éloigner d'une vie bien plus plus intéressante que la leur : par exemple, j'apprends que Machin s'était fâché avec Machine,  qu'un tel est allé en week end et a séjourné dans un palace de Deauville avec tout sa petite famille, qu'un autre a changé de voiture, et  j'en passe des plus passionnantes selon eux par rapport aux banales péripéties que j'avais vécues sur ma route ! Enfin, bref, tout cela me conforte dans l'idée que je vis sur une autre planète, la mienne, et que j'y serais toujours seul puisque totalement étranger aux autres, à leurs intérêts et à leurs passions qui m'indiffèrent totalement.

    Et dire que je voulais évoquer ce qui s'était passé sur une plage paradisiaque, au Sri Lanka, suite à cette histoire d'attentat heureusement avortée dans le train "Thalys". Au lieu de ça, je me disperse, je divague, et je doute aussi de la sincérité de ce que j'ai écris un peu plus haut.  Tout de même, tout de même, c'était incroyable ce voyage en avril et mai 1981. Je nous revoie dans cette foule à l'assaut du bateau qui faisait la liaison Bombay/Goa, jouant des coudes sans états d'âme pour nous dégoter une place sur le pont, étendre nos affaires sur le sol afin de délimiter notre espace. Sur le coup, nous eûmes cette impression d'être comme des réfugiés au milieu de cette multitude indienne, partageant avec elle le manque de confort de notre situation - c'était vraiment sommaire ! Nous semblions tous fuir quelque chose de dangereux mais, à y regarder de plus près, on se rendait compte que les Indiens s'étaient installés sur le pont comme s'ils en faisaient leur demeure principale, et que, contrairement à nous, nous les sentions capables d'attendre des journées entières le largage des amarres, sans s'énerver, avec un fatalisme, ou plutôt une acceptation de la réalité qui était complètement étrangère à notre mentalité d'occidental. Quand le bateau largua enfin les amarres, je subodorai le nombre de morts qui résulterait de son naufrage. L'idée de la mort m'effleure parfois en voyage, reflet d'une peur absurde du vide, peut être aussi d'une fragilité que je ne veux nommer, jusqu'à ce que je lise cette phrase libératrice de Montaigne,  une invite à devenir enfin adulte :
    " Tu ne vas pas mourir de ce que tu es malade, tu vas mourir de ce que tu es vivant "

    En 1981, je ne connaissais pas cette phrase "impitoyable" de Montaigne, à vrai dire je ne m'intéressais absolument pas à lui. Mais les bûchers de Varanasi me libérèrent, provisoirement, de cet apitoiement sur moi-même, de mes peurs ridicules et de mes envies qui l'étaient tout autant. Je dis souvent que j'aurais aimé voyager avec Flaubert, aujourd'hui j'ajoute qu'avec Montaigne aussi, Montaigne qui n'a pas eu besoin de voir les morts se consumer sur des tas de bois pour comprendre la destinée humaine : la funeste période dans laquelle il vivait lui avait offert sans barguigner son lot d'atrocités. J'évoque Varanasi alors que nous y séjournâmes après le Sri Lanka ! Rembobine ! Voyons, arrête l'image vers la fin avril. Fin avril, nous prîmes le train à Maduraï pour nous rendre à Rameshwaram, là où nous devions embarquer pour le Sri Lanka. Nous arrivâmes très tard dans la nuit, alors pas la peine de faire les difficiles pour trouver une chambre, surtout que nous devions nous lever de bonne heure le lendemain matin.  Et elle fut sordide à souhait notre chambre ! N'empêche, dormir dans un endroit pourri, ça n'incite pas à se prélasser dans son lit ! Nous quittâmes la guest house vraiment de bonne heure, ce n'était pas encore le crépuscule, mais nous étions à l'air libre, beaucoup plus respirable, même s'il ne sentait toujours pas la rose....


    Qui va doucement, va longtemps  
     la star !
    geob
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    Message par geob Sam 26 Sep - 11:46

    Embarquement pour le Sri Lanka

    ...Vers six heures du matin, nous commencions à mieux voir notre environnement, la mer aux couleurs pastels sous un soleil qui se réveillait gentiment, le bâtiment où allait se dérouler les formalités d'embarquement : il y avait déjà une file d'attente interminable devant les guichets encore fermés, une file d'attente qui nous promettait de longues heures à poireauter sans boire et manger. Nous constatâmes par ailleurs qu'il n'y avait pas de quai d'embarquement ! Le ferry mouillait au large, enfin, à une centaine de mètres du rivage. Fallait-il nager pour l'atteindre? Je m'attendais à tout en Inde, et plus rien ne m'étonnait. Bientôt, nous vîmes les premiers passagers embarquer dans une chaloupe, une chaloupe qui fera l'aller/retour du rivage au bateau jusqu'au début de l'après midi !

    Au milieu de la matinée, un routard suisse me demanda de le dépanner de quelques roupies. C'était pour les frais de je ne sais plus trop quoi. Sa copine, une dizaine de mètres devant nous, coiffée d'un chapeau de paille et habillée d'un pantalon afghan qui la ridiculisait aux milieux des femmes indiennes toutes vêtues d'un sari, nous fit un signe de la main. Il m'assura qu'après les formalités, il se débrouillerait pour changer de l'argent, et qu'il me rembourserait sur le bateau. Je savais très bien que je ne reverrais plus jamais mes roupies, et pourtant je lui donnai un billet de 50. Le gars me remercia chaleureusement et rejoignit sa copine. Celle-ci quitta aussitôt la file d'attente pour aller sans doute tenter sa chance auprès d'autres occidentaux. Nous n'étions pas nombreux dans cette file d'attente,  disséminés au milieu de cette foule qui ne cessait d'augmenter. Au fond, je m'en foutais, je me sentais bien, j'étais content d'être là, de vivre ces heures sans rien faire d'autre que d'avancer un pas ou deux de temps en temps.

    Aujourd'hui, je ne me souviens plus de l'embarquement dans la chaloupe et sur le ferry. Sans doute vers midi.  Le trou noir ! Par contre, je vois encore la petite cafétéria du pont supérieur, apparemment réservé qu'aux occidentaux, qui ne proposait que des toasts en guise de plat garni ! Nous n'étions pas nombreux, nous avions de l'espace, il y régnait une atmosphère bizarre, comme si tout à coup on avait jeté sur nous une bulle en plastique pour nous isoler du monde.  Oh que j'avais faim ! Une petite tasse de café au lait avec des toasts ! L'horreur ! Je me suis dit que je ne devais pas subir ces encas chichiteux, que les Indiens devaient aussi avoir faim, et qu'il serait donc judicieux d'aller faire un tour au pont inférieur où ils semblaient tous être installés.

    En descendant l'étroit escalier métallique, oh merveille, je retrouvai l'animation, la foule, les cris, les odeurs de l'Inde ! Je repérai vite le comptoir derrière lequel des cuistots cuisaient du riz et des légumes dans des grosses marmites.  Les gens se pressaient devant en agitant des tickets rouges, les commandes et les annonces des plats prêts se faisaient dans un vacarme assourdissant.  J'achetai mon ticket pour un "thali", je le filai à un cuistot qui lança un ordre derrière lui, et quelques secondes plus tard j'avais mon petit plateau métallique avec le riz, les légumes, une sauce, et... une cuillère ! Je remontai sur le pont supérieur, je m'assis confortablement en restant à l'extérieur, et j'entrepris de me régaler, de manger quelque chose de plus roboratif que des toasts. Quelques occidentaux me regardèrent avec un oeil torve, d'autres, visiblement, m'enviaient mais n'osaient pas descendre dans la cohue. Une Française, revêtue d'une robe très chic, un brin snob, s'avança vers moi en s'aidant d'une canne, pourtant elle ne semblait pas handicapée, ou si peu. C'est bon? me demanda-t-elle. Je confirmai, et lui expliquai comment elle pouvait acheter un vrai plat de bouffe. Non, non, dit-elle. Elle ne se voit pas dans une promiscuité plébéienne, pensai-je, qu'est qu'elle fout là? Une petite Tamoule, les cheveux ébouriffés et de la morve entre ses narines et sa lèvre supérieure, s'approcha de nous. Elle agrippa la robe de la Française.
    - Lâche moi ! hurla-t-elle.
    La gamine, effrayée, s'enfuit aussitôt et regagna le pont inférieur d'où elle avait surgi. Pour ma part, je fus considérablement surpris par cette réaction intempestive et, du coup, je n'adressai plus la parole à cette femme. Je recommençai à manger en l'ignorant, elle alla voir ailleurs.

    Vers trois heures de l'après midi, le ferry appareilla enfin...

    Qui va doucement, va longtemps  la star !
    geob
    geob


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    Message par geob Jeu 15 Oct - 5:36


    Débarquement au Sri Lanka


    A la nuit tombée, le ferry accosta dans port de Jaffna, au nord de Sri Lanka. C'est l'entrée de cette région qui fut le théâtre d'une guerre civile impitoyable entre les Tamouls et les Cinghalais. La ligne Rameschawar/Jaffna cessa, le détroit qui sépare l'Inde de Sri Lanka devenait trop dangereux. Aujourd'hui, je ne sais si les ferrys ont repris leurs activités, mais je doute fort que les Indiens, à l'heure où le transport aérien s'est démocratisé, veuillent perdre une journée pour se rendre sur l’île.

    En cette nuit de 1981, tous les touristes se précipitèrent à la gare du chemin de fer pour prendre le train Jaffna/Colombo. Tous, sauf deux, l'ami et moi. Quand on ne veut pas suivre le troupeau, il faut assumer. Notre première nuit cinghalaise fut, comment dirais-je, stupéfiante ! Ce n'était pas le moment de faire les difficiles, nous prîmes donc le premier hôtel que nous trouvâmes. Oh bon dieu ! Les chambres délimitées par des cloisons sommaires en bambou, qui ne montaient pas jusqu'au plafond, sur un unique espace carrelé, ressemblaient à des boxes pour je ne sais quel animal. Quant à l'ameublement, il n'y avait strictement rien, à part des nattes en paille sur le sol. Un hôtel pour yogi itinérant, ou quoi? En tout cas, nous dormîmes tout habillé, chaussettes comprises, veste de survêtement fermée, et la tête sous la capuche. Mais, encore une fois, l'intérêt de ces bouges, c'est qu'on n'a pas envie de fainéanter, de faire la grasse matinée, on attend impatiemment qu'une seule chose : le lever du soleil, comme une levée d'écrou !

    Nous montâmes dans le premier bus en partance pour l'est, vers Trincomalee. Il m'en reste des souvenirs ensoleillés, un dépaysement total durant tout le trajet. Nous étions incapables de nommer les bourgs ou villages où le bus s'arrêtait. Nous en profitions à chaque fois pour nous dégourdir les jambes, et à chaque fois une dizaine de personnes venaient nous entourer, se renseigner sur notre provenance, vers quel endroit on se dirigeait.

    Aujourd'hui, je suis incapable de dire à quelle heure nous sommes arrivés à Trincomalee. Je me souviens que l'hôtel était correct et proche de la plage. Mais la plage, la plage idéale, la plage rêvée, féérique, se trouvait à sept kilomètres au nord de la ville : Nilaveli beach. Elle ressemblait à un lagon, l'eau était limpide, étale, chaude. Moi qui ne sait pas nager, quel plaisir fut le mien de plonger dans cette mer accueillante et rassurante. J'adorais flotter la tête sous l'eau et observer mon ombre se dessinait sur le sable blanc. Quel bonheur ! Comme si j'avais regagné le ventre de ma mère ! Pas envie de regagner la plage, de m'extraire de cette douce et chaude caresse ! Ne plus penser à rien, se sentir protégé !

    Tout à une fin. Nous avions le projet de continuer notre visite de l’île. La veille de quitter Trincomalee, nous avions rencontré un couple de Français, deux infirmiers en milieu psychiatrique, qui habitait la région de Grenoble. Jean était un sacré gaillard, un grand costaud aux biceps impressionnants, et sa compagne, Colette, une femme de caractère, une grande gueule, pas du genre à s'écraser, et cela faisait plaisir à voir.

    Après plusieurs voyages au Sri Lanka, Jean connaissait les lieux les plus propices au farniente, il nous ainsi proposa de les suivre sur la plage de Batticaloa pour profiter une dernière fois de la mer, avant que d'obliquer vers le centre de l’île. Nous acceptâmes volontiers, on ne s'ennuyait pas avec eux. Le matin de notre départ, nous demandâmes notre note à l'hôtel. Jean nous conseilla une chose que nous ne faisions jamais : vérifier l'addition ! Ce que nous fîmes. Et le constat fut amer : depuis que nous étions arrivés au Sri Lanka, nous avions laissé plus de roupies que nécessaire car, d'après Jean, les Cinghalais trompaient systématiquement les clients étrangers. Nous fîmes corriger notre note, Colette et Jean la leur, bien entendu, et nous éclatâmes de rire devant cette volonté affichée de rouler un maximum de touristes.

    Nous partîmes de bonne heure pour Batticaloa, là où, devant tant de beauté, nous n'aurions jamais imaginé qu'il puisse se déclencher une telle violence....



    geob
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    Message par geob Sam 17 Oct - 4:03


    Rectifications


    Après avoir lu le récit de notre arrivée au Sri Lanka, l'ami m'envoie un mail dans lequel il rétablit le lieu exact de notre débarquement. Voici un extrait :

    ... Je suis pinailleur mais juste quelques précisions sans importance dans
    ce récit.
    L'arrivée sur l'ile n'était pas à Jaffna mais Talaimannar qui est le
    terminal de cette ligne de ferry qui avait remplacé l'ancienne ligne de
    chemin de fer qui reliait l'Inde au Sri Lanka qui avait été détruite par
    une tempête. Le train se prenait directement au bout du quai de
    débarquement après le passage par les douanes.


    En plus, j'ai eu droit à une photographie qui date de 1982 !

    Debriefing II 14147810


    Même avec cette photographie, il n'y a rien à faire, pour moi c'est le trou noir entre mes souvenirs sur le bateau et l'hôtel invraisemblable où nous avions dormi. Je ne me souviens absolument pas du débarquement, des formalités de douane, comme si j'avais été projeté dans une autre dimension.
    geob
    geob


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    Message par geob Sam 24 Oct - 4:57

    "Soudain, l'été dernier."



        La plage de Batticaloa, du moins en 1981, ressemblait à une publicité pour catalogue de voyages ou de séjours tout compris : sable blanc, mer bleue, des cocotiers à profusion. Image d'Épinal parfaite pour faire rêver le salarié occidental qui déprime chez lui durant tout l'hiver. Oui, Colette et Jean avaient eu une bonne idée de nous inviter à les suivre. Nous louâmes deux chambres chez une famille cinghalaise que Jean connaissait déjà. Juste le temps de poser les sacs et nous partîmes nous promener sur l'étroite route qui longeait la plage. Il y avait des constructions en bambou qui abritaient des bars, des restaurants. Enfin, j'écris cela mais, en réalité, il me semble que c'était relativement sauvage, et qu'il n'y avait pas beaucoup de choix. Alors, comme d'habitude, nous suivîmes Jean dans ce bar ouvert aux quatre vents. Nous nous installâmes de part et d'autre d'une grande table en bois, nous passâmes commande. Le patron cinghalais affichait une mine guère souriante, ce n'était pas le genre à poser la question bateau : "where you come from?"  Non, lui, les seuls mots que l'on imaginait sortir de sa bouche c'étaient les chiffres de l'addition. En tout cas, il y avait une chose qui m'avait frappé dans la gargote de ce type pas très sympathique : la chaîne stéréophonique avec ses enceintes énormes, assourdissantes. En plus, il écoutait de la musique occidentale ! !l y avait de l'argent dans ce matériel ! Jean confirma, nous rappela aussi qu'en pleine saison - ce qui n'était pas le cas au mois de mai -, il y avait beaucoup de monde sur la plage, et que les prix montaient vertigineusement.

    Nous essayâmes de discuter entre nous, tant bien que mal. Bon Dieu ! C'est ça qui me tue ! Pourquoi tous ces commerçants croient nous faire plaisir en diffusant de la musique dans des endroits où on n'aimerait n'entendre que le ressac de la mer, le vent qui fait frissonner les palmiers,écouter le chant d'un oiseau ou simplement apprécier le silence? Ce fut alors que Colette démontra qu'elle était une femme de caractère, un sacré caractère. Elle se tourna vers le cinghalais, l'interpella ainsi : eh ! oh ! Et même temps elle fit bouger sa main pour lui intimer de baisser le son, mais ce geste de la main s'emploie habituellement pour dire à quelqu'un de fermer sa gueule, et, vu la réaction du cinghalais, nous pouvons considérer que ce geste est compris et interpréter de la même manière dans le monde entier.

    Bon, maintenant, il faut que je concentre, que j'essaie de suivre l’enchaînement des séquences.

    Le Cinghalais quitte son petit comptoir en bois et s'avance vers Jean. Il l'engueule, désigne Colette, fait ce fameux geste de la main. Jean lui explique qu'elle a juste demandé que le son soit baissé. Mais l'autre est furieux, agressif, Jean est obligé de se lever, et, malgré la différence de taille et de morphologie, il agrippe le tee-shirt de Jean. Nous nous levons aussi, les cris fusent, ça prend des proportions invraisemblables. Le Cinghalais nous a-t-il demander de foutre le camp? En tout cas, nous nous retrouvons sur cette route étroite,  au bord de cette plage éclatante de beauté sous ce soleil torride. Le Cinghalais essaie toujours de frapper Jean, il s'accroche encore à son tee-shirt, mais, visiblement, Jean ne cherche pas à le terrasser, il le contient facilement, il ne veut pas utiliser sa force. Constatant son impuissance, le Cinghalais tire fort sur le tee-shirt de Jean et le déchire. Je n'ai pas tout suite pris conscience que , comme par magie, nous voici maintenant  entourés de cinq à six cinghalais. Je suis dans une complète sidération, j'ai l'impression de voir un film, que tout ça c'est irréel. Cette fois ci, Jean n'hésite pas à bousculer le Cinghalais... qui fait quelques en arrière car, derrière Jean, ce lui là aussi je ne l'ai pas venir, un cinghalais, armé d'une branche de cocotier ou de palmier, porte un violent coup sur la tête de Jean. Vlan ! C'est si violent que, en une fraction de seconde, j'ai anticipé la chute de Jean, je l'ai vu s'écrouler comme au ralenti, sauf que... Jean reste debout ! Stupéfaction généralisée ! Deux ou trois secondes après le coup porté, tout le monde détalle si prestement que certains ont laissé leurs tongs sur la route ! Il ne reste plus que Jean, il touche son crâne, constate qu'il y a du sang sur sa main, il doit se demander qu'est-ce qui a pu lui arriver, il y a moi toujours hébété, et le cinghalais qui se tourne vers moi, visiblement surpris de me voir toujours là, mais prêt à me faire un sort. Nous nous sommes regardés droit dans les yeux, je n'ai pas fait un geste, alors il jette sa branche par terre et s'enfuit à son tour, sans doute plus abasourdi de voir Jean rester debout que de me voir toujours à ses côtés, dans une immobilité non pas d'un combattant expert en arts martiaux, mais plutôt dans celle d'un gars complètement tétanisé, dans une sidération inappropriée en la circonstance...
    geob
    geob


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    Message par geob Ven 30 Oct - 4:06

    Dites au moine que vous venez de la part de Jean !   (I)
       
                                                                     



    Colette était bouleversée par cette lâche agression, comme nous tous elle avait craint le pire. Nous regagnâmes  la guest house, enfin la maison où nous avions loué nos chambres. En nous voyant, la dame comprit tout de suite la situation, elle alla chercher une boite qui contenait le nécessaire pour nettoyer la plaie sur le crâne de Jean. Jean n'était pas démoralisé, il plaisantait même, quant à moi l'inquiétude me taraudait. J'ai toujours tendance à imaginer le pire, des drames épouvantables : nous étions partis sans payer, je voyais déjà le cinghalais prendre les devants et se rendre chez les flics, et les flics venir nous arrêter. Nous tombâmes tous d'accord pour nous rendre chez les flics pour déposer une plainte", histoire de nous prémunir contre un nouveau dérapage du destin.

    Je me souviens du policier en civil qui nous reçut. Il était habillé d'une chemise à carreaux, sur un pantalon noir, ses cheveux de jais étaient soigneusement peignés  et tout son être dégageait une sympathie et une compréhension pour nos mésaventures. Il plaisanta avec Jean qui parlait remarquablement l'anglais, et il nous félicita d'être passé car le Cinghalais nous avait devancé ! Comme prévu, il s'était plaint   que nous étions partis sans payer, ce qui resta anecdotique aux yeux du policier, surtout devant le pansement sur le crâne de Jean, et l'altercation dont il savait tout bien avant que Jean la lui exposât en détails. En plus, ce patron de bar avait mauvaise réputation, on le surveille nous précisa le policier, et, circonstances aggravantes, il était mariée avec une... Allemande !  Nous confortâmes le policer dans sa réticence envers ces gens qu'il trouvait un peu trop envahissants. Nous aussi ! s'exclama Colette.

    On commençait à décompresser.

    Nous restâmes à Batticaloa... je ne sais plus combien de jours, en tout  cas nous eûmes une paix royale et nous entendîmes plus parler de ce patron de bar et de sa femme teutonne. Ce dont je me souviens très bien, ce furent les fous rires que nous partagions avec Colette et Jean. Après toutes ces émotions, l'heure était à la détente. Nous nous retrouvions tous les jours, en fin d'après midi, autour du puits dans le jardin - pas de douches dans nos chambres. Nous nous lavions en maillot de bain, nous plaisantions, nous nous racontions des histoires. Colette et Jean formaient un couple épatant, original jusqu'à dans leur mode de fonctionnement quant aux dépenses du voyage : ils avaient chacun leur argent, et c'était amusant d'entendre quelquefois l'un d'entre eux dire à l'autre qu'il/elle ne devait pas oublier de lui rendre dix roupies !

    La veille de notre séparation, Jean nous indiqua un endroit pour dormir à Kandy, notre prochaine destination. Quand votre bus arrivera à tel endroit, vous appuyez sur la sonnette pour vous faire déposer, n'entrez pas dans le centre ville, vous prenez la rue qui monte en face de votre arrêt et vous arriverez devant le monastère bouddhiste ; ensuite, vous frapperez à la porte, et quand le moine vous ouvrira, dîtes lui que vous venez de la part de Jean. Voilà, Jean nous avait donné tous ces détails qui nous prouvaient qu'il connaissait vraiment bien le Sri Lanka, seulement nous avions tiqué lorsqu'il nous avait précisé qu'il fallait dire que nous venions de sa part. Ah bon? Ça suffira? Oui, ne vous en faites pas les gars, je connais très bien le moine qui vous ouvrira la porte. Simple comme bonjour ! Mais je restais néanmoins dubitatif. Après tout, peut être avait-il était oublié, son dernier voyage au Sri Lanka datait tout de même d'une année !  Heureusement, la curiosité chevillée au corps, nous n'allions pas manqué de vérifier et de valider les informations de Jean.

    Cette dernière soirée avec Colette et Jean nous donna l'occasion de partir dans un fou rire monstrueux. En effet, nous avions demandé à notre hôtesse de nous présenter nos notes respectives.  Après nos dorénavant habituelles vérifications, nous constatâmes avec une grande joie admirative que l'entêtement des cinghalais à vouloir nous truander ne faiblissait pas. Chapeau ! A ce niveau là, ça relevait de la performance artistique ! Notre hôtesse était horriblement gênée de nous voir ainsi. Une fois que nous nous fûmes calmés, Jean lui parla posément, lui rappela qu'il avait dormi déjà chez elle et qu'il réfléchirait à deux fois avant de lui ramener des clients. Du coup, notre hôtesse reprit nos petits bouts de papier et revint, au bout de quelques minutes, avec des additions plus en rapport avec nos consommations. Elle fut soulagée de notre réaction bienveillante et nous lui jouâmes du violon en lui disant à quel point nous avions apprécié notre séjour dans sa demeure, nous louâmes sa gentillesse, et lui assurâmes que tout le monde pouvait se tromper... surtout au Sri Lanka, mais ça, nous le gardâmes pour nous.

    Adieu Colette et Jean !

    Le lendemain matin, nous prîmes le bus pour Kandy....



    Madadayo
    geob
    geob


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    Message par geob Mar 17 Nov - 4:47

    Dites au moine que vous venez de la part de Jean ! (II)


    ...Jusqu'à présent, les indications de Jean s'avéraient exactes. Ainsi, au repère qu'il nous avait indiqué aux abords de Kandy, nous avons appuyé sur la sonnette du bus, et nous avons débarqué. Oui, il y avait bien cette rue qui montait en face de nous. En restant sur le trottoir de gauche, nous avons fini par arriver devant la porte du  monastère bouddhiste. Qu'est-ce qu'on fait? Allons nous dire que l'on vient de la part d'un gars qui s'appelle Jean, au risque de nous faire claquer la porte au nez? Je ne sais pas trop pourquoi, enfin surtout chez moi, l'hésitation commence à me tarauder. La peur du ridicule, de perdre la face? Tout de même, Jean est un sacré bonhomme, nous ne voyons pas trop l'intérêt de sa part de nous jouer un tour après tout ce que nous avons vécu ensemble, avec Colette. Tant pis ! Nous avons frappé à la porte.

    Un moine d'une quarantaine d'années, les cheveux brillants -mais oui !-, et le visage impassible,  est apparu avec l'air tout de même de celui qui n'a pas aimé se faire déranger dans son quotidien. D'ailleurs, son attitude nous montrait qu'il était prêt à nous claquer la porte au nez et il me semble qu'il nous a dit avant le moindre mot de notre part que le monastère n'accueillait personne. Alors d'un d'entre nous a lancé : on vient de la part de Jean ! Coup de baguette magique ! Le visage du moine s'est éclairé d'un lumineux sourire ! Oh comment va-t-il? Nous l'avons rassuré, tout en évitant de raconter l'incident qui nous avez rapproché. Sacré Jean ! Je ne sais pas ce qui tu es devenu et comment va Colette, et si la vie vous a séparé ou pas, nous nous sommes connus dans une autre époque où n'existait pas internet, les téléphones portables et autres moyens de communication dont on ne peut aujourd'hui se passer au point que plus personne n'utilise la voie postale, mais voilà, nous, nous étions tous lucides, nous avons évité de nous demander nos adresses car, au bout peut être d'une ou deux cartes postales, le temps et les contingences sociales nous auraient fait passer à autre chose, nous auraient conduit naturellement à ranger ces souvenirs dans un tiroir mémoriel.

    Le moine a ouvert grand la porte et nous sommes entrés. Il nous a conduit dans une chambre aux cloisons en bois, avec juste deux lits. Il nous a averti que le monastère pouvait nous accueillir que pour une nuit car, à partir du lendemain, une session de méditation, de retraite aussi, allait s'ouvrir. En effet, le lendemain matin nous avons été réveillés par la récitation des mantras et aujourd'hui les voix graves et profondes des moines résonnent encore dans mes oreilles tant elles nous impressionnèrent - jusqu'à ne plus oser sortir du lit par crainte absurde de perturber ces instants... j'ai horreur de ce mot mais je l'écris quand même : magiques !

    Un peu plus tard, nous avons vu le moine qui nous a dit que nous pouvions rester tant que l'on voudrait. Ce que nous avons pas manqué de faire, mais dans les limites du raisonnable.

    Après tout, c'était Jean qui nous avait recommandé !

                                                ..................................
     
                                               Retour en Inde.

    Colombo est la capitale qui ne m'a laissé pratiquement aucun souvenir, je garde juste cette impression que jamais je m'y suis senti à l'aise. Après dix jours de déambulation cinghalaise, nous avons joyeusement pris  l'avion Colombo/Madras, et dès nos premiers pas sur la terre Indienne, sur le tarmac de Madras (Chennai), un sentiment inattendu nous a gagné : nous sommes revenus chez nous ! C'est dire à quel point nous étions heureux d'avoir quitté le Sri Lanka !

    La suite du voyage? Madras/Calcutta en train, 36 heures de train ! En première classe, juste quatre passagers par compartiment, et avec un confort qui rappelait les deuxièmes classes en France dans les années 1960. Nous étions avec deux hommes du Kérala, de compagnie très agréable et souriante comme tous les gens du Kérala. Un employé s'occupait de notre wagon et nous apportait à l'heure des repas une boite en carton contenant une très bonne nourriture végétarienne. A chaque fois que le train s'arrêtait en rase campagne, des vendeurs de thé surgissaient du néant et, par la fenêtre, un gars du Kérala commandaient quatre tasses de thé chaud - c'étaient des pots en terre cuite que l'on jetait par terre après usage. On nous les offrait à chaque fois. Il se trouve qu'au mois de juin 1981 en France, un mois après mon retour, j'ai fait avec ma sœur aînée et mon neveu le voyage Paris/Toulouse/Castres en train. Nous n'avions rien pris à boire et manger, nous avions compté sur le wagon restaurant. Or, surprise, il n'y avait pas de wagon restaurant. Bon, le train s'arrêtait bien dans quelques gares, nous pensions pouvoir acheter quelque chose aux marchands avec leurs chariots ambulants. Nada ! Les quais des gares étaient vides, vertigineusement vides pour moi qui avait encore dans l'esprit les images pleines de vie, d'animation, de bruit, d'odeurs des quais de gare en Inde où, à chaque arrêt, nous achetions des beignets chauds et des boissons, et voilà que sur la ligne Paris/Toulouse on crevait de faim et de soif ! 1981 ! Au fait, j'oublie quelque chose. La veille de l'élection au second tour de François Mitterrand, j'avais rêvé que j'entrais chez un marchand de journaux pour acheter "Le Monde". Je lui demande si on a gagné ou pas? Le vendeur me répond qu'on avait perdu, comme d'habitude. Le lendemain matin, j'ai raconté mon rêve à l'ami, et comme les rêves disent toujours le contraire de ce que l'on souhaite, je lui ai dit que Mitterrand avait sans doute été élu. Dès 6 heures du matin, en Inde les rues s'animent déjà, alors nous nous sommes jetés  dehors en espérant trouver un marchand de journaux. Il y en avait un quasiment sous les fenêtres de notre guest house. Nous nous sommes approchés. L'ami a pris un journal en langue anglaise et, tout joyeux, il m'a montré un encadré avec ce titre : "Mitterrand wins !". J'ai sauté en l'air ! Nous avons été démonstratifs dans notre, mais oui, bonheur ! Du coup, les Indiens, toujours curieux, nous ont entourés. Une bonne dizaine d'entre eux essayaient de lire par dessus nos épaules, alors on leur a expliqué pourquoi nous étions contents. Mitterrand, le "florentin", ce fin lettré lecteur de "Le Prince" de Machiavel, nous a montré sa très grande politesse  en nous ne faisant pas attendre pour déchanter.

    Ceux qui n'ont jamais mis les pieds en Inde, dans ses trains en particulier, doivent penser que nous avons voyagé bourgeoisement en première classe. J'ai connu des gens qui ont utilisé une fois la classe bon marché où il n'y a que des banquettes en bois. Pour voyager dans ces conditions durant des heures, voir toute une nuit, cela demande une solidité mentale et physique inébranlable, une patience infinie, et le désir bien masochiste d'expérimenter le mode de transport des démunis, hors normes pour nous,  banal pour eux,  sans oublier aussi ce qui nous fait défaut, à nous qui vivons dans une société où nous n'avons aucun effort à faire pour la moindre des choses, tiens, par exemple, il nous suffit d'ouvrir le robinet de l'évier de notre cuisine pour boire un verre d'eau, je veux parler de leur débrouillardise et de leur organisation qui leur permettent de savoir dans quel wagon s'installer alors qu'il n'est accroché à aucun convoi. Ainsi, en 1981, il n'était pas rare de voir un wagon isolé sur une voie, avec du linge accroché aux fenêtres, et déjà du monde à l'intérieur. Peut être qu'une locomotive viendra le chercher que le lendemain, peu importe, ils ont leurs places assises. Ce qui ne fut pas le cas des gens que j'ai connus dans une autre vie. Ils ont voyagé dans des conditions épouvantables, jusqu'à s'allonger sur le sol crasseux et ne plus faire cas de tous ces jambes qui passaient au dessus d'eux. Bien sûr, il y a échange de sourires, beaucoup de gentillesse de la part des Indiens, mais l'énorme frustration fut de n'avoir pu communiquer : personne ne parlait l'Anglais !  En tout cas, ils ont mis plusieurs jours à récupérer, et ils n'ont pllus jamais repris le train dans ces conditions.

    Grâce à "Indian Passrail", nous fîmes le voyage Calcutta/Varanassi (Bénarès) en vraie première classe, c'est à dire en classe climatisée. En effet, la première classe avec ventilateurs était pleine, nous fûmes transféré dans un wagon où il fit bon passer la nuit, et où nous nous aperçûmes que nous étions les seuls blancs au milieu des Indiens. Et quels Indiens ! La plupart étaient gras, ventripotents, la peau presque blanche, ils nous lançaient des regards hautains, méprisants, comme si le wagon leur appartenait et que nous n'avions rien à faire avec eux.

    Je ne m'attarde pas à Varanassi, quitte à y revenir une autre fois car ce fut pour moi une grande expérience ontologique, je veux tout de suite parler du Taj Mahal à Agra, et ce depuis que j'ai reçu un message d'un ami Belge qui s'est installé au Cambodge parce qu'il ne trouvait plus de nouveauté, de dépaysement à Chiang Rai, et que la routine avait fini par le désenchanter. Du coup, même s'il reconnait que l'endroit où il se trouve est plus difficile à vivre, qu'il n'y a pas toutes les commodités, cette facilité de vie que l'on trouve en Thaïlande, il s'y sent beaucoup mieux car il découvre de nouvelles choses, ce qu'il ne pense plus trouver ici. En somme, c'est le changement extérieur à sa propre personne qui le conditionne et l'entraîne dans l'action. Je ne me souviens plus, mon cher Professeur, si je t'ai parlé de "Voyage et contemplation" de Lie Tseu. Rien que ce texte me suffirait pour répondre à ton courrier électronique, mais je veux tout de même, si si, j'insiste, te raconter ce que j'ai ressenti à ma première visite du Taj Mahal, et aussi de la nouveauté, du dépaysement en général....






    Maadadayo !
    geob
    geob


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    Message par geob Lun 30 Nov - 14:45

    Voir le Taj Mahal, une des sept Merveilles du Monde.




    A vrai dire, peut être vaut-il mieux cultiver son jardin plutôt que de s'embêter à prendre l'avion, après avoir subi des contrôles de plus en plus contraignants qui nous font dire que, décidément, les terroristes ont gagné puisqu'ils nous pourrissent la vie depuis des décennies, et sans doute encore pour ce siècle, ce siècle qui débute mal comme celui du XXe siècle, pour aller voir juste un monument  dont on a déjà mille fois vu sa représentation dans des revues, des documentaires, au cinéma ou la télévision?  J'écris ces mots parce que je me souviens  de ce couple de personnes âgées, à Gréoux-les-Bains, alors que nous étions en cure thermale et pensionnaires dans le même hôtel.  Un jour je me suis retrouvé à leur table au cours du déjeuner ; la dame m'a fait une remarque sur le tee shirt que je portais et qui évoquait la Thaïlande. Bien entendu, j'ai essayé de parler de ce pays, ils m'ont écouté gentiment - je les revoie encore, leurs visages comme illuminés d'une douce lumière, le reflet évident d'un bonheur d'être ensemble, d'être heureux de vivre. Évidemment, je les ai interrogés à mon tour, et leur réponse a été pour moi une véritable leçon philosophique,  et sur le coup  je me suis félicité d'avoir été sobre, de ne pas avoir fait étalage de tous les pays que j'avais sillonnés. Ils m'ont confié qu'ils n'avaient jamais voyagé, toute leur vie ayant été consacré à l'éducation de leurs enfants. Maintenant ils sont tous mariés, ils ont une belle situation, m'ont-ils précisé, et nous, tout en cultivant notre jardin (le vrai, bin sûr), nous considérons que nous avons réussi notre vie. J'ai été subjugué par leurs paroles : ils ont été pour moi comme des gourous dont l'enseignement rationnel et raisonnable m' a bien remis en évidence ce que la société nous désapprend insidieusement dans le but de nous décérébrer, à savoir que la seule voie qui compte c'est celle que l'on trace soi-même, celle que l'on assume envers et contre toute la multitude.  Lorsqu'ils me firent la remarque que, tout de même, ils auraient pu faire un effort pour aller voir au moins la Grande Muraille de Chine, je leur ai rétorqué que l'on pouvait bien vivre sans avoir vu La Grand Muraille de Chine, d'ailleurs je ne l'avais pas vue et je ne m'en portais pas plus mal. Ils ont souri. Au fond, ils avaient évoqué La Grande Muraille de Chine pour me faire plaisir, je n'étais pas dupe de leur éventuel regret de n'avoir jamais pu prendre un avion, j'avais devant moi des êtres humains adultes - je tend à le devenir, mais le serais-je un jour? A l'époque je ne connaissais pas Swami Prajnanpad dont ce propos ne cesse de m'interroger : "le drame de l'humanité c'est que rares sont les êtres humains qui deviennent adultes". On peut hausser les épaules,  surtout si on ne réfléchit pas, mais si la réalité parvient à nous déciller les yeux, déjà pour se moquer cette phrase "gnangnanesque" rêver sa vie, vivre ses rêves, si on réussit à accepter la réalité telle qu'elle est et non pas comme on voudrait qu'elle soit, ce qui ne veut pas dire rendre les armes, rester dans une passivité confortable, alors on aura fait un pas vers l'être humain adulte. Mes deux commensaux de la France profonde, ils habitaient dans le Cher, n'ont pas rêvé leur vie, ils l'ont construite jour après jour, sans rêver de gagner au loto,  avec des projets dont certains n'ont jamais abouti, ils n'ont pas vécu comme des zombies qui attendent les vacances pour détresser, ils ont pris la vie dans sa totalité et non pas en la divisant en bon ou mauvais côté, en acceptant les peines et les joies avec la même équanimité. Aujourd'hui, je leur dirais que nous devrions réduire les 7 Merveilles du Monde au stade de fantasmes, en ne faisant pas sienne cette stupide injonction "Il faut réaliser ses fantasmes" car un fantasme est un fantasme s'il reste une possibilité, ou une soupape de décompression, ou encore un refuge psychologique pour se protéger de tout, d'un rien exaspérant, d'une frustration ou d'une haine viscérale. Je leur dirais aussi que je n'irais jamais voir Angkor Wat parce que je l'ai rangé dans mon tiroir à fantasmes pour pouvoir me dire un jour j'irai le voir. En revanche, j'aimerais tant non pas voir une merveille du monde, ou un paysage incomparable, mais vivre la fête des cerisiers en fleurs au Japon, revêtu d'un kimono, au bras d'une geisha sophistiquée. Juste ça. C'est le seul fantasme que j'aimerais réaliser, le Tigre de Mandchourie patientera encore un petit peu. Enfin, j'oserais tout de même leur dire que j'ai vu le Taj Mahal, et le seul regret qui me taraude c'est de l'avoir revu huit années plus-tard... mais pas d être revenu à Agra, ce qui nous a permis de vivre une expérience déconcertante...

    Madadayo
    geob
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    Message par geob Jeu 17 Déc - 5:09


    II

    Voir le Taj Mahal, une fois

    Lorsque je porte mon intérêt sur un lieu, un pays, ou autre chose de particulier, des informations viennent cerner mon sujet. Ainsi j'ai appris qu'un nationaliste hindou radical conteste l'originalité et le chef d'œuvre de l'art musulman que représente le Taj Mahal. Faut préciser que l'hindouisme radical ne mégote pas dans  le refus de la réalité, la destruction en tout genre de qui est étranger à l'Inde, le massacre de musulmans mais, à priori, pas d'égorgements...  on a tous nos petites faiblesses !   Ce nationaliste forcené prétend que le Taj Mahal a été construit sur le site d'un ancien temple dédié à Shiva, ou je ne sais plus trop quelle divinité du panthéon hindouiste, et qu'il fallait donc détruire ce joyau de l'art musulman - aussi le témoignage d'une invasion par les Mongols ! La cour suprême de New Delhi l'a débouté, ce qui ne lui a fait pas plaisir, et sans nul doute se voit-il dorénavant en martyr de la pureté de l'Inde ! Comme quoi cette frénésie du retour aux sources, que l'on détourne à qui mieux mieux pour structurer un discours idéologique, l'idéologie étant considéré comme "le discours du mensonge", ce nationalisme exacerbé qui renfloue les fabricants de drapeaux, gangrène tous les continents sans nous oublier en Europe où nous nous croyons établis dans la paix et surtout la démocratie ad vitam eternam.


    Une grande émotion esthétique


    Et voici que ce matin du 13 décembre 2015, je rencontre une Suissesse qui revient de l'Inde. Son voyage a été particulièrement pénible, m'a-t-elle dit, jamais en tant que femme elle ne s'est sentie en sécurité, et à la nuit tombée elle ne sortait pas de son hôtel. En Thaïlande, elle respire, elle n'a plus cette angoisse de voir un type lui tomber dessus. Nous avons échangé quelques souvenirs respectifs sur ce pays continent, et, cela va de soi, il a été question du Taj Mahal. Pour elle, ce fut un éblouissement. Pour ma part, une grande émotion esthétique. Tout d'abord, il faut préciser que le Taj Mahal ne s'offre pas au premier regard, il est entouré d'une énorme enceinte. On entre par une immense porte, on marche environ une vingtaine de mètres dans ce que l'on pourrait considérer comme un hall gigantesque, attirés par la lumière qui entre par la porte ouverte qui donne accès au jardin, l'écrin où nous attend ce célèbre monument. L'émotion esthétique a été pour moi si prégnante que je me suis assis sur des marches (elle m'a confirmé qu'il y a bien quelques marches pour descendre dans le jardin). D'emblée, la perspective saisissante et parfaite m'a complètement ébahi. Je me souviens que j'ai mis du temps à me lever et à me diriger vers le tombeau. C'était l'époque bénie où le "selfie" n'existait pas, où la beauté sublime de ce lieu ne servait pas de décor interchangeable pour le narcissisme des touristes aujourd'hui. Et puis d'ailleurs l'ami et moi, je le rappelle, nous étions sans appareil photo, nous ne pensions donc pas à faire la photo la plus artistique, la plus jolie qui flaterait notre égo auprès de ceux à qui nous l'aurions montrée ! Rien entre nous et ce que l'on découvrait, seuls nos yeux et notre cerveau nous servaient d'objectifs, point d'écran de tablette à tripatouiller,  écran magique grâce auquel nous acceptons une réalité qui nous indiffère.  Nous adressions la parole aux gens les mains dans les poches, sans arborer cet objet qui aurait mis d'emblée une barrière sociologique entre nous. C'était vraiment une autre époque, une époque où Agra était une ville où il était agréable d'y vivre, j'en garde le souvenir d'une circulation nonchalante dans laquelle faire de la bicyclette n'était pas une gageure, une épreuve pour les nerfs comme ce fut le cas huit années plus tard, lorsque nous eûmes la mauvaise idée de revoir le Taj Mahal, une idée infantile d'ailleurs, comme des enfants qui désirent retrouver ce plaisir qu'ils ont ressenti en une quelconque occasion sans comprendre que tout change, d'abord et avant tout soi-même, et aussi en occultant ce refus obstiné d'admettre que rien ne peut être comme avant, rien ne peut être pareil, le temps ne s'arrête, ne s'arrêtera jamais ; oui c'est ce refus obstiné que nous ne voulons surtout pas affronter, ce refus obstiné qui nous empêche de devenir adulte mais qui nous permet de nous réfugier dans des rêves insensés lorsque la réalité devient trop pesante, rêves insensés que l'on peut résumer  par cet adage foireux : "l'espoir fait vivre !" Mon dieu ! Quelle bêtise ! Heureusement il y a des gens qui n'ont que faire de "l'espoir", ils ne vivent pas comme des vaches qui regardent passer les trains, ils agissent, ils ont des projets autres que consuméristes, et ils ne veulent surtout pas vivre comme l'officier Giovanni Drogo dans le fort Bastiani, et comme lui passer toute sa vie à attendre que l'espoir devienne une réalité, alors que l'espoir obère la seule réalité qui ne manque jamais sa cible : la mort ! Oui, je sais, j'enfonce une porte ouverte, c'est d'une telle évidence, mais même l'évidence, celle que nous avons sous les yeux, il n' y a rien à faire, on ne veut pas la voir, on la réfute, ce n'est pour nous, c'est pour les autres.



    Taj Mahal, deuxième fois.


    Et nous voici devant le Taj Mahal, en 1989, huit années après la première fois. Bien entendu, la surprise n'était plus au rendez-vous, je savais à quoi m'attendre. Cette fois-ci, une pointe de déception m'a envahi : le tombeau au fond de la magnifique perspective m'a paru plus petit que dans mes souvenirs, et puis le marbre était un peu gris, il avait perdu de sa blancheur immaculée, sans doute en raison de la pollution, enfin, quoi, c'était plus comme la première fois !

    L'été dernier, j'ai retrouvé dans mon chaos particulier une photo du Taj Mahal : il y a un type, devant, qui pose avec un air pas très enthousiaste, un brin ironique. Je ne le reconnais plus. En tout cas, le cliché a été pris par un photographe Indien qui travaillait sur le site. Aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd'hui, à l'heure de Face Book et d'internet, nous voyagions une nouvelle fois sans appareil photo - n'est-ce pas là la meilleure façon de voyager?...

    Debriefing II Paris_10
    geob
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    Message par geob Dim 3 Jan - 15:36

    Taj Mahal II


    Ma mémoire ne me joue pas des tours... Ah bon?  D'accord, elle peut parfois me faire prendre une vessie pour une lanterne mais au final elle est surtout nonchalante, je m'en foutiste, elle imprime des faits insignifiants, des détails sans importance, des banalités si banales qu'elles me mortifient dès qu'elles émergent du plus profond de ma mémoire sans demander mon avis - mon inconscient, c'est lui qui me joue des tours - ; elle est tout de même lente ma mémoire pour me restituer un souvenir, quelquefois elle ne me restitue rien du tout et je parle alors de "trou noir" comme si une partie de ma vie n'avait jamais existé. En ce qui concerne la lenteur, je la constate surtout quand j'écris. Ainsi,  plusieurs jours après avoir écrit "... j'ai mis du temps à me lever et à me diriger vers le tombeau..." à propos du Taj Mahal, un mot a soudain surgi dans mon esprit alors que je roulais sur ma moto : mausolée ! Il aurait dû surgir lorsque j'écrivais seulement quand j'écris je ne pense qu'à ce que je dois raconter, comme si j'avais peur, tout à coup, d'oublier ce pourquoi j'écris.  Quant au "trou noir", encore une fois j'ai complètement effacé de ma mémoire un évènement que me rapporte l'ami qui a partagé avec moi cette équipée sous la canicule indienne. Dans son dernier e-mail, à propos de notre visite en 1981 :

    "je viens de lire ton debriefing sur le TAJ MAHAL.

    quand tu dis: "il faut préciser que le Taj Mahal ne s'offre pas au premier regard,"
    Il m'est revenu une anecdote. Il nous avait fallu nous y rendre à deux reprises pour le découvrir.
    En effet, le premier jour, après avoir réussi à trouver le site à bicyclette, nous avions trouvé la porte close, un chef d'état
    de je ne sais quel pays africain était en visite officielle en Inde et visitait le monument ce jour là..."

    Aucun souvenir sur cette porte close, d'ailleurs je ne me souviens jamais de ce qui s'érige un obstacle car j'essaie toujours une autre voie et si cette voie ne mène nulle part je passe à autre chose.

    Pour 1989, je ne sais s'il va m'offrir une anecdote oubliée, en tout cas cette deuxième visite du Taj Mahal  m'a procuré personnellement une déception relative. Pourtant il était toujours à sa place, immuable dans sa même réalité, inerte. En revanche, moi j'avais changé, vécu des expériences, lu des livres, fait des rencontres, vu beaucoup de paysages, des films, écouté de la musique, bref,  je n'étais plus ce visiteur de 1981 émerveillé par ce qu'il découvrait.
                                                               ........................

    Comment circuler à bicyclette dans Agra?


    Deux images de Agra en 1989 sont imprimées dans ma mémoire. La première : je vois le soleil couchant qui souligne cette poussière stagnante qui forme comme une légère brume, et dans cette brume lumineuse une femme qui balaie avec son balai de sorcière, ajoutant de la poussière à la poussière. La deuxième : je vois une rue avec un égout à ciel ouvert - les portes des taudis sont tout près pour ne rien perdre de cette pestilence suffocante -,  utilisé aussi comme une fosse septique fort pratique d'ailleurs puisqu'il n'y a pas beaucoup de chemin à faire pour se soulager, cela ne semble pas incommoder les habitants de cette rue, surtout les enfants qui rient et s'amusent à sauter par dessus ; ils naissent, vivent et meurent dans la pestilence, alors les miasmes délétères peuvent insidieusement corrompre leurs corps sans qu'un signal d'alarme s'allume dans leurs cerveaux, c'est leur compagne de tous les jours, un repoussoir pour les visiteurs qui n'auraient pas dû passer par ici.

    Ainsi nous avons loué des bicyclettes parce qu'en 1981 cela nous avait laissé un agréable souvenir. Donc c'était agréable, donc nous avons voulu retrouver ce qui avait été agréable. Je tombe des nues quand je lis "il faut savoir garder son âme d'enfant", et comme des enfants nous avons manqué de la réflexion la plus élémentaire : huit années plus tard cela ne pouvait  être pareil, il y avait plus de monde, plus de véhicules, plus de pollution. Plus de monde, plus de véhicules, plus de pollution, mais à ce point là jamais je ne l'aurais imaginé !

    Faire du vélo au milieu de cette cohue,  dans ce chaos enchevêtrement de véhicules crachotant des nuages huileux et noirs, d'attelages tirés par des quadrupèdes faméliques qui prenaient une place invraisemblable et ralentissaient tout le monde comme cette masse humaine qui débordait des trottoirs défoncés et se risquait sur la chaussée en mauvais état sans se soucier de sa propre sécurité, ni de la notre d'ailleurs, nous devions faire attention aux piétons et aux véhicules mais il n'y avait pas de réciprocité, notre sécurité nous incombaient, et à nous seuls. Notre nôtre plus gros problème fut de déterminer le sens de la circulation, et nous apprîmes bien vite qu'il n'y en avait pas, le sens était décidé par ceux qui arrivaient en grand nombre, alors il ne restait plus qu'à s'écarter pour ne pas se faire renverser. Au début cela m'amusa de louvoyer, frôler, contourner, dépasser prestement, un peu d'adrénaline je ne suis pas contre. Au bout d'une dizaine de minutes nous n'en pouvions plus, cela devenait infernal, être tout le temps sur le qui-vive ça use....

    Alors il est arrivé quelque chose que je n'aurais jamais penser possible : craquer psychologiquement en faisant du vélo ! Nous avons fini par mettre pied à terre et nous avons marché en tenant nos vélos avec nos mains ! Au fond,  la meilleure façon de s'immerger dans la foule, comme nous avions pris l'habitude des les autres villes, c'était de s'oublier soi-même et ne plus se préoccuper du sens de la circulation...
    geob
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    Message par geob Dim 24 Jan - 4:54

    ROUTINES, HABITUDES...



                                                          1

    Ainsi, je vois la Tour Eiffel tous les jours, elle m'indiffère et elle n'est qu'un gigantesque objet métallique planté dans mon décor parisien. A chaque heure elle scintille de mille lumières électriques, je n'y fais plus attention, l'habitude, la routine, je pense ailleurs, je ne suis jamais dans l'instant, l'adéquation permanente que prône le bouddhisme est un long chemin avec de nombreuses sorties. Je suis persuadé que si j'avais le tableau "La Joconde" accroché sur un mur de ma chambre il se passera peu de mois avant que je ne finisse par ne plus le remarquer. Plus les années passent, plus je suis persuadé que la routine qui s'installe en nous est le fruit d'une paresse de l'esprit,  j'ajoute aussi que dorénavant  j'admets que la seule vraie réalité c'est celle que notre cerveau perçoit grâce à toutes les informations, sensations, impressions, sentiments qu'il ne cesse d'enregistrer jusqu'à sa mort clinique.
                                                             
                     
                                                                2

    Combien de fois mon frère m'a-t-il martelé : "Geob, j'ai horreur du changement, j'aime la routine !" Au fond, j'ai le sentiment de le comprendre parce que je veux bien considérer  la routine comme une forme de confort psychologique ( combien de fois ai-je entendu cette expression : "je ne veux pas me prendre la tête"), un chaud édredon sous lequel nous croyons nous préserver de tous les aléas de la vie, ce qui ne veut pas dire que cela nous épargne les frustrations de toutes sortes, je dirais plutôt que cela les exacerbe puisque la routine nous dispense d'agir, c'est vrai nous attendons toujours que l'autre agisse à notre place, nous ne  voulons pas prendre de risques, d'accord, il vaudrait mieux alors éviter de désigner un Bouc Émissaire pour le charger de tous nos déboires - je sais très bien que le Bouc Émissaire a l'avenir devant lui, réfléchir sur ses propres responsabilités c'est trop "prise de tête".

                                                              3

    Pour des problèmes de visa, comme les deux années précédentes, j'ai dû me rendre à Luang Prabang. Cette fois-ci, j'ai innové : je suis parti en bus de Chiang Rai, juste pour me tester psychologiquement, dix huit heures en bus ce n'est pas rien.  Le départ a été retardé...

    Debriefing II P1110725

    ...nous sommes partis avec une heure en retard...  je ne me suis pas énervé,  je me suis dis tu es déjà dans le temps laotien, le temps laotien consiste à ne pas se préoccuper de sa montre. Je suis arrivé le lendemain vers 5h dans une nuit humide et froide.  Le taxi collectif m'a laissé au milieu de Luang Prabang désert, sauf dans une ruelle du marché que je connais bien où les laotiens commençaient à installer leurs étals avant le lever du jour. Heureusement j'étais seul, personne à côté de moi pour râler, se plaindre.  Cela m'a permis, vers les 6h, de voir un spectacle qui ne m'avait jamais inciter à me lever de bonne heure pour le voir : les moines en file indienne recevant les offrandes des habitants de Luang Prabang. j'ai été surtout effaré de voir quelques touristes se précipiter sur eux pour les photographier ou les filmer, comme s'ils assistaient au passage d'une épreuve sportive, mais ma plus grande stupeur a été de voir une occidentale assise sur une natte posée sur le trottoir, avec un panier devant elle, ce genre de panier qui sert à transporter le riz gluant.  J'ai fini par réaliser qu'elle attendait comme les Laotiens le passage des moines pour faire son offrande. Erreur de casting ! Ridicule ! Tiens, ça me rappelle ce jeune couple de voyageurs américains qui nous avaient demandé où se trouvait la camionnette qui faisait la liaison entre Nong Khiew et Luang Prabang.  Comme nous aussi nous retournions à Luang Prabang, nous les  avons renseignés, ils nous ont suivis bien heureux de n'avoir pas à chercher.  Le retour a été très long, trop long pour nous qui n'avions pas prévu d'acheter de la nourriture. Après avoir crevé deux fois, et n'ayant plus de pneu de rechange, le conducteur de notre transport nous a dit d'attendre le prochain camion en direction de Luang Prabang. Bo Pe Niang ! Les Laotiens n'ont absolument pas été perturbés par ce contre-temps, désagréable, en fait rien que pour nous.  Ils ont pris leurs dispositions pour vivre cette attente le plus utilement possible, ils ont ouvert donc leurs sacs, déballé quelques victuailles,  puis ils ont engagé des conversations de principe tout en échangeant de la nourriture. Quant à nous nous étions taraudés par une envie d'avaler quelque chose. Les routards s'étaient mis à l'écart de tout le monde, le type malhabilement accroupi, je veux dire dans cette position où dans les pays pauvres les gens s'assoient naturellement sur leurs talons mais lui donnait visuellement l'impression qu'il s'apprêtait à déféquer,  il devait surtout se dire, lui, je voyage authentique comme les gens du pays, je mange mon riz gluant avec mon petit panier personnel, je ne suis pas comme ces deux cons qui ont l'air de n'avoir rien à manger, on ne va tout même pas les inviter, ma copine et moi, à venir partager notre riz. Seulement se mettre à l'écart ainsi, dans son petit coin, ce n'était pas réagir comme un laotien mais comme un occidental qui voyage avec ses certitudes, ses codes.  Mes codes, moi, je les ai laissés dans le fond de mon sac à dos et je me suis assis à côté des laotiens en train de casser la croûte, j'ai parlé avec amusement de l'heure à laquelle nous arriverions peut être à Luang Prabang, et naturellement ils se sont mis à m'offrir un peu de nourriture, m'ont fait goûter quelques spécialités locales. J'ai appelé l'ami qui s'est intégré au cercle, nous avons pu ainsi nous sustenter gentiment tandis que ce couple de d'étasuniens continuait, à l'écart de tout le monde, de se prendre pour des voyageurs "authentiques"

                                                     
                                                                4

           
    Routines, habitudes, mais n'oublions pas qu'il y a des habitudes dont on ne peut se passer comme, par exemple,  boire, manger. Oui, toutes nos journées sont rythmées par des habitudes... routinières, obligatoires, seulement nous ne sommes pas obligés de les vivre mécaniquement, nous pouvons être dans la conscience de que l'on fait même si ce n'est pas très excitant, et enfin ne pas les prendre comme des corvées, alors peut être que nous nous en porterons que mieux.

                                                               
                                                                     5

    C'est un lieu à l'écart des routes, un sentier suffisamment large pour une voiture conduit sur un petit promontoire niché dans un écrin de verdure,  des collines boisées toutes proches. Une douzaine de statues bouddhistes semblent méditer. Cet endroit spécial séduit la plupart des gens qui m'ont suivi. Je l'ai photographié maintes et maintes fois, toujours avec un égal plaisir...

    Debriefing II P1110810


    pourtant, ce matin là, je n'avais pas prévu d'y passer avec des amis de Nice, c'est l'ami Belge qui m'a suggéré de les y emmener. Excellente idée Professeur !  Elle nous a permis de rencontrer une jeune femme thaïe remarquable, elle s'appelle...

                                                      "Poupée"

    ... évidemment, nous avons été surpris lorsqu'elle nous a dit son nom. La phonétique de son nom était identique à celui de poupée,  cela évoqua donc pour nous, francophones,  des images inadéquates, fort déplacées en ce lieu, déplacées aussi en ce qui concernait la personne qui nous souriait gentiment, non pas de ce fameux sourire thaïlandais que j'abhorre mais d'un sourire qui exprimait une douce bienveillance à notre égard...

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    ...une grande bonté généreuse qui nous a laissé sous son charme solaire, et son charisme évident qui illuminait toute sa personne nous a posé cette question : avons-nous rencontré en ce début d'année 2016 un bodhisattva au féminin?


    Debriefing II P1110814



    Elle nous a précisé qu'elle porte ses habits blancs depuis trois ans, depuis l'âge de 20 ans !  Je lui ai demandé si elle avait eu un ami, si elle avait eu des enfants, elle a bien ri de mon incompréhension sur son engagement dans la voie de la libération des désirs, elle m'a assuré qu'elle s'est mise joyeusement, avec un grand bonheur, en dehors de la banalité qui contingente la vie quotidienne des Thaïlandaises, une vie consacrée à tripoter son smarphone, à acheter des fringues, à sortir faire la fête ou à acheter des brochettes de porc quand le niveau de vie n'est pas adapté à leur ambition consumériste,  à percer ses boutons pendant les feux rouges en se mirant dans les rétroviseurs de leurs motos, et à ne parler que d'argent, d'argent, d'argent. Oh cette lumière sur son visage quand elle nous dit qu'elle est libre, sereine, qu'elle peut aller où elle veut sans en référer à quiconque !  Cette joie de vivre dans la simplicité m'a particulièrement touché, pas que moi d'ailleurs, nous nous sommes sentis plus léger, émerveillés par cette rencontre exceptionnelle et charismatique.


                                                                5

    Nous avons tous  entendus son annonce d'une grande fête le lendemain, un "tamboun", et je ne le savais pas encore que les reliques d'un moine réputé seraient honorés. Sur ce lieu si peu spacieux, dans ce trou perdu dans la campagne, je me suis demandé comment cela se déroulerait, seulement j'ai été le seul à revenir le lendemain, en fin d'après midi, alors que si j'avais succombé à ma routine,  j'aurais fait ma marche quotidienne au bord de la rivière Kok, mais chez moi la curiosité est plus forte que tout, je veux voir, savoir, et cela m'a semblé tellement évident de revenir en raison de ce lieu étonnant parce que, après tout, je ne prends pas l'avion pour rater un évènement exceptionnel, unique, dont l'expérience nous a démontré que l'on ne le vit qu'une fois et que c'est illusoire de chercher à le revivre encore une fois. Tu vois, Professeur, les amis de Nice ont préféré voir une cascade, toi tu as préféré tes habitudes de fin d'après midi. En fin de compte, vous avez bien fait de succomber à vos routines, du coup j'ai été le seul "farang" présent, ce qui a étonné pas mal de gens.....

    Et puis, entre nous, j'avais envi de revoir la radieuse "Poupée"...

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    Maadadayo !
    geob
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    Message par geob Ven 12 Fév - 5:37

    La cérémonie



    Une seule chose m'embêtait : la nuit qui descend vite sur ce site, ce grand tertre entouré de collines. Cela ne m'a empêché d'y retourner le lendemain, en fin d'après midi, toujours mu par une curiosité inaltérable. Lorsque je suis arrivé là haut, il y avait peu de monde, en tous cas quelques personnes s'activaient pour finaliser la préparation de la cérémonie.

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    L'entrée sur le site.


    Debriefing II Tambou11



    Le temple en lui même c'est juste un espace avec un toit recouvert de bardeau et un plancher sur le sol. Quand je suis passé devant, j'ai vu "Poupée" assise au milieu de je ne sais trop plus quoi aujourd'hui parce  que, à vrai dire, je n'ai vu qu'elle. Et elle, quand elle m'a vu, elle a tout de suite enlevé son bonnet blanc, elle m'a instantanément  enveloppé de son doux sourire. Oh comme j'ai eu envie de la photographier à nouveau ! J'ai résisté, je ne voulais pas la gêner devant tout le monde. A vrai dire, c'est moi qui me serait ridiculisé, les gens auraient souri de me voir ne cesser de la photographier. Bon sang ! C'est invraisemblable à quel point cette jeune femme irradie une lumineuse compassion,  elle est la bonté incarnée, je me liquéfie devant elle, je suis un glaçon sous un soleil ardent. Evidemment, elle m'a demandé pourquoi j'étais venu seul, alors, désolé les amis, je lui ai dis que vous étiez fatigués et que vous aviez besoin de vous reposer. Mais je l'ai vite laissé, je me suis littéralement arracher de son aura pour tourner autour du stupa, voir ce qui se préparait.

    La courte et abrupte montée sur le site est bétonnée, une cinquantaine de mètres environ, les voitures se garent dans les champs, je n'ai eu aucune difficulté à y accéder avec ma moto. Ainsi, j'ai pu voir arriver des dames vêtues de leurs plus beaux atours. En général, les cérémonies bouddhistes n'attirent en majorité que la gente féminine, plus ou moins âgée, comme les hommes d'ailleurs, quant aux jeunes gens, garçons et filles, ils préfèrent sortir entre amis, se rendre dans les bars et les boites de nuit, enfin ceux des villes bien sûr.

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    Lorsque le moine qui conduira la cérémonie a installé ceci...

    Debriefing II Tambou15

    ... il n'y avait que moi et le photographe sans doute officiel de cette réunion. J'ai tout de suite pris des photos de cette petite urne conique et transparente, contenant je ne sais trop quoi, tandis que le moine renseignait le photographe thaïlandais sur son contenu. A voir leurs mines compassées, cela devait être très important. Quand le moine s'est retiré, le photographe m'a renseigné : l'urne contient des petits ossements provenant... il m'a indiqué sa gorge, bon, disons provenant du niveau par où sont  passées de doctes et édifiantes paroles. Nous avons attirés du monde autour de nous.

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    Une dame s'est plus intéressé au vivant...


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    Beaucoup de gens ont dû se demander comme ce "farang" a pu trouver cet endroit perdu dans la campagne. Certains m'ont abordé, ainsi cette directrice d'école, sa fille qui est dans le "business" et son mari professeur à l'université. Ils arrivent de Udon Thani, la deuxième plus grande ville de Thaïlande...

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    .... Eux, ils sont de Bangkok. Le mari de la dame au sac Vuitton a un rôle important dans le fonctionnement du gouvernement de Bangkok qui est, je le rappelle, soutenu par les casernes plutôt que par le peuple. Bon, je figure aussi dans leur album souvenir maintenant, après tout je ne sais combien de fois les flics des frontières ont pris ma bobine en photo à chaque fois que je suis entré ou sorti de Thaïlande.


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    Vers 16h30, un cortège s'est ébranlé, conduit par le moine qui avait placé l'urne sur cette sorte de catafalque abondamment fleuri, porté maintenant comme une relique précieuse. J'ai vite remarqué que "Poupée" était en troisième position, précédent le sabre et le goupillon, les drapeaux du pays et du bouddhisme, ainsi que cette bourgeoisie habillée très chic, arborant les bijoux en or que l'on sort pour les grandes occasions. J'ai été frappé par la concentration de "Poupée", elle était ailleurs, sans doute avec ses croyances qui guident sa vie.

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    Puisque j'étais le seul occidental au milieu de ces thaïlandais, il y en a un, habillé lui aussi tout en blanc, qui s'est ingénié à me faire participer : il m'a d'office mis un récipient dans les bras, sans me demander mon avis,  un récipient rempli de fleurs jaunes - d'où ce travail de ces jeunes femmes photographiées une demie heure plutôt....

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    A chaque passage du cortège, il va tourner trois fois autour du stupa, je devrais lancer les fleurs sur le transport de l'urne. Je me suis acquitté de la tache qui m'a été impartie consciencieusement mais, au bout de deux tours, j'ai passé le récipient à quelqu'un qui était à côté de moi et j'en ai profité pour prendre quelques photos.



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    Et j'ai fini, moi aussi, par être submergé de fleurs jaunes !  Car durant le dernier passage, tout le monde a eu des fleurs jaunes sur la tête ! J'ai trouvé cela bien sympathique, gentil, à mille lieux de cette épouvantable fête de "Songran", ce violent charivari qui consiste à jeter des sceaux d'eau dans la gueule des gens à moto !

    La lumière a vite diminué, heureusement les trois tours étaient terminés. Les bourgeois et les bourgeoises se sont fait mitrailler par le photographe professionnel.


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    Il était 17H30, il me fallait partir, je ne voulais pas rouler sur ce kilomètre de piste dans la nuit noire. Je me sentais bien, je venais de participer à un moment de vie thaïlandaise : c'était la première fois que j'avais assister à cette cérémonie aussi particulière. Le moine devait avoir une grande réputation, je n'ai pas chercher à savoir laquelle car le bouddhisme en tant que religion m'indiffère, je pouvais donc partir satisfait d'avoir vécu ce moment unique, de ne l'avoir pas raté, et d'être toujours capable d'être curieux de tout, de ne pas m'abandonner dans une routine sclérosante.


                                             

    L'adieu à "Poupée"


    Je m'en retournai vers ma moto, sans penser à saluer "Poupée", ce n'était même pas dans mon intention, seulement elle était sur mon chemin. Elle m'observait attentivement tandis que je m'avançai vers elle. Je lui annonçai que je devais partir, j'étais à 10 klm de Chiang Raï, je n'aimais pas conduire dans la nuit. La cérémonie était-elle terminée? Pas du tout m'expliqua-t-elle, bientôt allait se dérouler les prières. Déjà sa voix douce était comme une prière réconfortante, je ne la reverrais plus. Alors une idée incroyable me traversa l'esprit, invraisemblable devrais-je écrire pour quelqu'un comme moi, je voulus lui demander, j'ose à peine l'écrire de... prier pour moi ! Heureusement, le mécréant qui est en moi s'indigna, et sa voix me conduisit à ne pas commettre d'impairs :  je saluais ainsi avec émotion, pour la dernière fois, cette jeune femme hors du commun, cette insulte vivante à la société consumériste thaïlandaise.

    En définitive, le retour sur Chiang Rai fut très rapide. Je pris même l'autoroute pas encore ouverte pour foncer à 90/100 klm dans la nuit. Je n'avais peur de rien, je me sentais léger, heureux... protégé !

    "Poupée" priait-elle pour moi pendant ce temps là?














    Maadadayo !
    geob
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    Message par geob Mar 1 Mar - 16:39


    En souvenir d'une jeune fonctionnaire vietnamienne hystérique.

    De mon chaos numérique surgissent parfois des photographies que je croyais à jamais perdues. Mon classement foutraque démontre bien que je ne suis qu'un dilettante, quelqu'un qui n'attache pas d'importance aux preuves tangibles d'un moment vécu, ma mémoire sélective se suffit à elle-même... enfin quand elle le consent. Ainsi cette photographie retrouvée par hasard alors que j'en cherchais une autre. Je l'ai prise dans les montagnes environnantes de Sapa, au Vietnam, dans un village de Hmongs Noirs. Le hasard et la nécessité faisant bien les choses, j'y suis arrivé après avoir pris un sentier qui grimpait dans la montagne, sans trop savoir où j'allais si ce n'était cette urgence de quitter rapidement cette petite route qui m'avait été interdite par une jeune fonctionnaire vietnamienne. En effet, je n'avais pu lui présenter un document officiel m'autorisant à passer sans guide devant sa guérite munie d'une barrière. Comme je l'ai déjà raconté dans "debriefing1"(page 13, message n°189), je ne vais revenir précisément sur les circonstances de ce semblant de cavale, mais j'ai encore dans les oreilles ses cris hystériques lorsqu'elle m'a vu contourner la barrière et continuer ma marche tout en gueulant plus fort qu'elle.

    Après une heure à ahaner sur ce sentier escarpé, je ne savais trop où j'étais, à quelle altitude je me trouvais, quand j'ai entendu des gens parler, s'interpeller. J'ai repéré un petit chemin sur ma droite, entre deux rochers, alors je l'ai pris, seulement guidé par les voix. J'ai été bien content d'arriver dans ce village de hmongs noirs, impressionné aussi par cette découverte inattendue pour moi. j'étais parti bêtement sans boisson ni nourriture, et quand j'ai vu des marmites, des assiettes sur des nattes. Ce qui m'amène à parler de cette autre photographie qui illustre ces moments, une photographie que je n'ai jamais perdue et jamais montrée, d'ailleurs aujourd'hui encore je me demande bien pourquoi alors que, tout de même, on ne vit pas ce genre de situation tous les jours, surtout que je ne l'avais pas cherchée, ni prévue, ni organisée. En souvenir de cette jeune fonctionnaire vietnamienne hystérique, je la montre enfin, juste pour la remercier de m'avoir permis involontairement de vivre cette aventure pas banale.

    Debriefing II Pariss10


    Voici la photographie que j'ai retrouvée et que je n'ai donc pu poser dans "Debriefing I". Quand les hommes eurent fini de manger, notre coin était encore le seul en ouvrage, et les jeunes filles hmongs à l'ouvrage vu la quantité d'alcool qu'elles avaient absorbé - idem pour moi, mais je sais me tenir en société, surtout quand ce n'est pas la mienne. Le chef du village, l'homme aux lunettes, est venu nous rendre visite, voir ce qu'il en était de cet étranger qui est tombé chez comme un cheveu dans la soupe. L'institutrice vietnamienne l'a renseigné sur mon sujet, et ils se sont même essayé à prononcer quelques mots de français avec mon petit dictionnaire
    français/vietnamien.

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    Mon retour sur Sapa s'est bien déroulé, bien qu'elle m'attendait près de sa barrière en compagnie d'un homme, vêtu d'un pantalon noir et d'une chemise blanche, l'uniforme du bureaucrate. Mais ils ne m'ont pas vu venir, pourtant je suis passé à moins de cinq mètres d'eux, sans me cacher.

    Ils n'ont pas envisagé cette hypothèse, sans doute par manque d'imagination.
    geob
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    Message par geob Mer 30 Mar - 17:21

    La chatte qui n'avait que trois pattes


    Entre nous, nous la surnommons, je sais ce n'est pas très élégant, "thaï boxing" parce qu'elle adore regarder à la télévision des retransmissions de match de boxe. Cette femme thaïlandaise de 42 ans, bien trop mince, néanmoins dynamique,  pratique ou a pratiqué un peu cette discipline, le dos de ses mains témoignent pour les septiques à quel point elle est toujours capable de frapper durement. Mais elle aime aussi et surtout ses chiens et ses chats, elle s'inquiète beaucoup pour eux, dépense sans compter pour les soigner.  Un jour, tandis qu'elle venait à ma rencontre pour donner une serviette de bain, je lui ai demandé où étaient ses deux chats : d'habitude ils se délassent devant le restaurant, prennent du soleil, surtout la chatte qui n'a que trois pattes depuis qu'un chien a tenté de lui faire un sort, elle reste toujours attachée à une longue ficelle rouge qui lui permet tout de même de se promener, avec précaution, quant à l'autre je le connais bien puisqu'il a squatté la selle de ma moto.

    Debriefing II Chian_10


    Ils sont à la clinique vétérinaire de Chiang Rai, m'a-t-elle dit. Je l'ai sentie préoccupée ces derniers temps,  à chacune de mes visites elle essayait même de me parler de ses soucis sur la santé de ses petits félins, des soucis qui me passaient au dessus de ma tête.

    Ban Phasoet, près d'un parc national, en pleine nature donc, entouré de collines et de forêts, est l'endroit où se trouve les sources d'eau chaude. En général, je gare ma moto en face, près du restaurant de "thaïe boxing". Je passe sous le portique et la met tout de suite à droite, un secteur ombragé.  

    Debriefing II Derniy10


    Saupa, c'est son nom (faut que j'arrête avec ce surnom indélicat), prépare une serviette de bain dès qu'elle me voit. C'est devenu une tradition entre nous, des amis ou des gens de passage avec qui j'ai sympathisé en profitent avec moi et, lorsque après le bain nous les lui rendons,  nous mangeons dans son restaurant sans qu'elle nous compte la location des serviettes...


    Et puis vint ce jour...  J'arrive seul,  il y a son mari assis sur un banc, la tête baissée, Saupa  se porte à ma rencontre avec une serviette. Elle ne sourit pas, elle a l'air horriblement triste. A mon retour des bains, je dépose la serviette sur la machine à laver...

    Debriefing II Derniy11

    ... puis, comme d'habitude, je lui demande si elle peut me faire un plat inscrit sur le menu.  Aujourd'hui je ne cuisine pas, me dit-elle. Devant mon incompréhension, elle se décide à  m'expliquer la raison : ce matin, elle a appris la morte de sa chatte, celle qui n'avait que trois pattes, celle dont un chien lui avait bousillé une patte postérieure, dévoré quasiment la moitié. L'intervention rapide de Saupa lui avait sauvé la vie,  puis, avec un dévouement remarquable, elle avait entreprit de la soigner sans compter ses heures. A l'évidence, Saupa est une personne très sensible, peut être pas très heureuse, alors elle se sacrifie, sa liberté en premier, elle donne tout son cœur pour ses animaux : elle a aussi deux chiens dont l'un vient d'être opéré de calculs rénaux, d'ailleurs elle m'a montré les pierres dans un bocal, et moi j'ai eu du mal à dissimuler mon incrédulité, ceci dit c'est fou l'argent qu'elle dépense pour leur bien être, leur petite santé.. Mais ce jour là, il se passe quelque chose d'inattendu, une première depuis que je viens en Thaïlande où les gens n'expriment jamais leurs émotions, encore une histoire de "sauver la face", peut être, je n'en sais trop rien, en tout cas ça se fait pas : Saupa éclate brusquement en sanglots, la mort de sa chatte l'a profondément peinée,  des larmes coulent sur son visage, j'ai ce sentiment bizarre de découvrir une petite fille qui aurait perdu sa poupée. C'est pas possible ! me dis-je  éberlué, déstabilisé, à vrai dire tout con devant cette peine qui me donne littéralement le vertige. Qu'est que la mort d'une chatte au regard des drames qui se déroulent dans le monde? Seulement le monde de Saupa c'est ici, l'ailleurs elle ne connait pas, elle reste ici comme sur une île, les vaines agitations, les bouleversements, les drames épouvantables de l'ailleurs glissent sur la rivière Kok qui borde le magnifique terrain où elle vit, où rien n'empêche pas ses coqs de s'égosiller librement, ses chiens d'aboyer, et le vent d'agiter les grandes feuilles du bananier qui fournit de succulentes petites bananes. Elle pourrait partir avec son mari pour quelques jours, à Chiang Mai par exemple, non, pas possible, elle travaille tous les jours et elle ne veut pas abandonner ses animaux, ni les confier à quiconque.  En écrivant ces lignes,  je la revoie complètement anéantie par le chagrin et je n'en reviens toujours pas de son immense désarroi, si profond et si incompréhensible pour moi, à un tel point que sur le coup je n'ai pas su comment réagir, en effet, avant de partir, j'ai cru bien faire en lui tendant une pièce de 10 baths pour la serviette de bain puisque je ne déjeunais donc pas chez elle, mais, d'un signe de tête, elle a refusé et je suis parti quelque peu abasourdi parce qu'elle venait d'exprimer son émotion devant moi, le "farang", sans se retenir. A propos de serviette de bain, j'aurais dû me souvenir du jour où j'ai débarqué chez elle avec cinq autres personnes. Je me rappelle que nous avons d'abord mangé, ensuite nous lui avons demandé les serviettes de bain mais là, surprise, Saupa a exigé 10 baths à chacun d'entre nous : "mon patron n'est pas là, nous a-t-elle menti sans vergogne, et à mon grand amusement, je ne peux décider toute seule de vous offrir la location des serviettes "- elle n'avait pas tort, six serviettes c'était un peu trop. J'ai joué le jeu, tout le monde a donc donné dix baths, moi en premier. Après les bains, nous les lui avons rapporté, et puis nous avons plaisanté avec elle, félicité une nouvelle fois pour la qualité de ses plats. C'est vrai qu'elle cuisine bien, Saupa. Lorsque nous lui avons enfin dit au revoir, elle s'est dirigée vers moi et discrètement elle m'a tendu sa main droite,  automatiquement j'ai tendu la mienne, elle me l'a serrée rapidement. Bon sang ! j'ai senti qu'elle m'avait glissé quelque chose dans le creux de ma main. Je suis resté main fermée. Les amis se sont aperçus de rien, trop occupés à parler entre eux, à regarder les alentours. En se dirigeant vers nos motos, j'ai ouvert discrètement ma main : il y avait une pièce de 10 baths ! Bon dieu ! Sacrée Saupa ! Tu es vraiment trop gentille!

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    Ma dernière visite sous un ciel gris. La rivère Kok est une cinquantaine de mtres, tout au fond. Beaucoup de gens viennent par bateau, pirogue rapide pour être plus précis, et ils passent devant le restaurant de Saupa.


    L'adieu à Saupa.


    La veille de prendre l'avion pour Bangkok, je suis allé une dernière fois chez Saupa. Elle était toujours aussi triste. Elle m'a tendu une serviette de toilette, je lui ai demandé comment elle allait aujourd'hui, et elle m'a répondu en me montrant l'herbe devant le restaurant, l'endroit où se prélassait la chatte à trois pattes. A mon retour, je ne savais pas trop quoi lui commander comme plat, j'avais bien remarqué qu'il n'y avait pas grand chose dans son petit garde manger en verre. Elle était toujours en... deuil ! Qu'est-ce que tu veux manger? Qu'est-ce qu'il y a? ai-je répondu. Je peux te faire un "sweet and saour" - elle me l'a dit en thaï, ce qui donne à peu près phonétiquement : "pioo waan". C'est d'ailleurs ce qu'elle avait prévu car j'ai remarqué, sur un plan de travail, deux tomates et un petit ananas. Bien entendu, j'ai accepté et ce fut vraiment délicieux. J'avais envie, comme toujours ici, de m'attarder, de regarder les arbres, de laisser mon esprit vagabonder, mais je devais partir. Je l'ai appelé pour payer mes consommations. Puis, je lui ai dit mais j'aurais pu tout aussi bien ne rien lui dire, je lui ai annoncé que  je partais demain en France. Oh nom de dieu ! La stupeur sur son visage ! Demain, c'est vrai? Elle avait ses yeux grands ouverts, elle me regardait, incrédule. J'ai confirmé. Tu reviens quand? Au mois d'octobre ! Mais je n'ai pas ajouté si je suis toujours vivant, si ma colonne vertébrale me fout la paix, si je ne chope pas un cancer, si je ne me fait pas écraser par une voiture, si je ne prends pas une file d'attente derrière un kamikaze, ce n'était pas le moment psychologique idéal pour elle, et, avouons le, aussi pour moi tant sa réaction m'a ému. Elle m'a souhaité bonne chance, et elle s'est précipitée derrière son garde manger, près de son plan de travail. Elle s'est mise à travailler, ou plutôt à s’agiter, à bouger des ustensiles, à ranger, toujours tête baissée. J'ai ramassé mes affaires, et je suis passé à sa hauteur en lui disant à mon tour bonne chance. Elle m'a répondu vite fait, toujours tête baissée, comme si elle ne voulait pas me montrer son visage. Et j'ai continué à marcher vers ma moto, sans avoir revu le visage de Saupa.





    Maadadayo !
    geob
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    Message par geob Mer 20 Avr - 11:12

    Le père de monsieur Chian est mort.

    Ce fut le matin que j'appris cette nouvelle. L'ami Pierre, ancien professeur, vint frapper à la porte de ma chambre pour me l'annoncer. Il ne logeait pas au même endroit mais prenait régulièrement son petit déjeuner dans la guest house de monsieur et madame Chian. Arrivé vers les 8 heures, il venait de voir monsieur Chian, déjà revêtu de blanc, qui le mit au courant du départ de son père dans la nuit, paisiblement. Il avait 90 ans. C'était un vieux monsieur d'une grande élégance naturelle, respecté par tous, les résidents étrangers en premier ; son visage, quand il était encore autonome, me rappelait celui de Robert Badinter ; puis, les années passant, son corps commençait à s'incliner de plus en plus vers l'avant, la marche, même à petit pas, semblait lui être pénible malgré l'aide d'une canne, et bientôt il fut ce vieillard impotent que l'on ne sortait que pour l'exposer au soleil.

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    Une famille thaïlandaise ne se comporte pas comme une famille occidentale vis à vis de ses aînées. Ainsi, le père de monsieur Chian fut entouré, veillé jusqu'à sa mort par les soeurs de monsieur et/ou de madame Chian. Quant à madame Chian,  elle ne se repose jamais, toujours prête à cuisiner un plat pour un client de 7h du matin jusqu'à 22, voir 23h, à préparer les notes, à les encaisser, et à jeter un coup d'œil sur la végétation, les plantes, les arbres, à voir si les chambres libres sont prêtes pour d'éventuels nouveaux clients...

    Je rejoignis Pierre au restaurant situé sous le premier bâtiment en bois de la guest house ouverte en 1989. Monsieur Chian vint nous voir, visiblement peiné, et déjà une cannette de bière dans la main - habituellement, il s"abreuve en fin de journée, quelquefois sévèrement. Ce matin là, monsieur Chian était un homme qui constatait que son cordon ombilical était définitivement coupé, il voulait nous prendre à témoin de son désarroi, et moi je ne pus que lui présenter mes condoléances. Il ajouta que la cérémonie de deuil commencerait le soir même au temple, à environ cinq cents mètres de la guest house. Je savais que cela durerait trois jours, comme ce fut le cas quelques semaines auparavant dans le quartier, il y avait eu trois jours de cérémonie, avec moult visites, couronnes de fleurs, et des gens habillés en noir - je suppose que c'est la proche famille qui doit s'habiller en blanc. Je me promis d'y passer, ensuite Pierre et moi nous allâmes commander deux crêpes fourrées avec des petits morceaux de mangues à madame Chian qui était devant ses fourneaux. Madame Chian, ce n'est pas Saupa, pour elle la vie continuait, et il n'était pas question de fermer la cuisine. Nous échangeâmes quelques avec elle, elle ne réalisait encore pas le départ de son beau-père.

    Et ce matin là, les crêpes à la mangue, arrosées d'un miel parfumé, furent excellentes comme d'habitude.

    La veille

    La veille, nous avions servis de guide aux amis de Pierre, eux aussi survivants de l'Éducation Nationale. Avec moi, pas besoin de GPS, j'ai la carte de la région dans ma tête.


    Debriefing II Derniy15


    Nous sommes allés dans un endroit qui a bien changé au cours des années : "Chattawan", un lieu de méditation créée par un célèbre moine que nous avons rencontré plusieurs fois, un type vraiment hors normes, surtout intéressé par l'économie, l'écologie. Auparavant, il n'était pas rare de recevoir une invitation à se restaurer, maintenant il y a un restaurant officiel, des magasins de souvenirs, trois distributeurs de billets de banque, un musée et une très belle route qui remplace la piste gravillonneuse, enfin tout ce qu'il faut pour attirer les gens, d'ailleurs j'ai l'impression que ces lieux bouddhistes se transforment plus ou moins en parc d'attraction afin de se concurrencer les uns et les autres. Dorénavant il y a un plus : les massages ! Une surprise tout de même si l'on considère la nature de ce lieu avec notre système de pensée occidentale, toutefois il m'est arrivé de discuter avec des thaïlandais qui observent avec beaucoup de réticence la tournure mercantile prise par le bouddhisme thaïlandais.

    L'ami Pierre se rendit compte soudainement qu'il avait oublié son portefeuille dans le restaurant où nous avions déjeuner deux heures plus tôt. Nous décidâmes, avec M.F. et G., de l'attendre le plus agréablement possible en se faisant masser. Et il faut reconnaitre que se faire masser près des bosquets de bambou, en regardant le ciel sans nuages, sans entendre de la musique ni le moindre passage d'une voiture, nous procura un bien être, une relaxation fort agréable.


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    Debriefing II Derniy14
    Nous avons été les derniers à nous faire masser, et les dames eurent droit à une causerie par un moine.



    Pierre fut de retour trois quart d'heure plus tard. Celà l'amusa de nous voir tous les trois, allongés sur nos nattes, alors il prit quelques photographies en souvenir. Le soir même, un peu avant minuit, il m'en envoya une qui me concernait sur ma boite courriel, je l'ouvris et son observation attentive m'installa dans un malaise inattendu. Tout d'abord je me demandai qui était cet homme allongé, torse nu, avec une dame penchée sur lui qui semblait vouloir lui parler, ou le réanimer. J'étais de plus en plus mal à l'aise, je ne voyais qu'un cadavre sur cette photographie, et c'était moi. Je frisonnai, ça sentait la mort. Il était environ 23h30, je supprimai la photo prestement, aussi prestement que si j'avais claqué la porte sur une nuit trop noire.

    Le lendemain matin, Pierre m'annonça la mort du père de monsieur Chian. Cette nouvelle ne me bouleversa pas outre mesure car je lui fis aussitôt part de cette photographie qu'il m'avait envoyé la veille. Je lui dis qu'elle sentait la mort, que je l'avais détruite. Au lieu de lui dire "supprimée", j'avais vraiment et bizarrement dit "détruite", comme si j'avais voulu annihiler, tuer dans l'œuf une menace qui rodait cette nuit là, dehors, de porte en porte. Impressionné, Pierre me rétorqua aussitôt que j'avais bien fait.

    La Camarde ne s'était donc pas trompée d'adresse dans la nuit.

    Et ce matin là, les crêpes à la mangue, arrosées d'un miel parfumé...
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    Message par geob Sam 7 Mai - 11:33


    Un thé chez un viticulteur japonais.


    I



    Lorsque je sors de Chiang Raï à moto pour me balader dans la campagne, je ne m'attends rien, je n'espère rien, j'ai l'esprit libre et je flâne sans ressentir une impression de routine car, même si j'ai déjà roulé sur une route, jamais le ciel et les nuages ne proposent une lumière égale à tous moments, alors les couleurs, les contrastes, la limpidité de l'air, offrent toujours un tableau qui ne ressemble guère à celui de la journée précédente. Et puis il y a ce sentiment de liberté totale qui me gagne parfois, jusqu'à me faire oublier qu'il peut être dangereux de ne pas rester concentré sur un deux roues !

    J'aime bien cette route étroite qui passe à travers des villages tranquilles, puis grimpe sur une colline boisée, et elle devient alors une route ombragée, verdoyante...

    Debriefing II Thaino10
    Le début de la route qui franchit la colline

    Debriefing II Thaino11
    De l'autre côté. (il y a trois ans pour les deux photos)

    ...De l'autre côté, une fois la colline franchie, seul, ou avec des amis, je m'arrête toujours devant une épicerie, ou plutôt un magasin fourre-tout qui permet aux paysans des alentours de venir acheter des glaçons jusqu'à de l'essence, sans oublier du matériel pour travailler dans les rizières, et aussi de la bière ou des cigarettes, enfin tout ce qui peut s'échanger contre de la monnaie. La jeune femme qui semble tenir ce commerce aime bien parler avec ses clients...


    Debriefing II Terras10
    (2014)

    ...il y a toujours des dames qui viennent lui tailler une bavette en attendant l'ouverture du marché où, sur quelques étals brinquebalants, l'on vent de très bons légumes que nous a vantés une dame, mariée à un Anglais - cela explique son aisance dans cette langue mondiale-, qui nous a assurés en outre que les légumes vendus à Chiang Raï ne sont pas biologiques, et surtout pas très bon. Allons bon ! Pourtant, il existe devant le temple près du grand marché couvert, le long d'un mur, le marché des ethnies qui viennent vendre leur production issue de petits lopins de terre, tout cela étalé sur des bâches, sur le trottoir. Il est vrai aussi qu'il m'est arrivé de photographier dans la campagne des cultivateurs et des riziculteurs en train de répandre sur leurs cultures des produits chimiques - et ce, sans protection personnelle -, et je ne m'attarderais pas sur la déforestation, les rizières à vendre ou vendues qui deviennent/deviendront des zones pavillonnaires effarantes, rien que pour dire que la thaïlandais sont des êtres humains comme les autres, qui tendent à polluer leur environnement, à vouloir gagner de l'argent rapidement, mais subsiste encore des zones hors du temps mercantile où règne une nonchalance, un rythme de vie éloigné des contingences de la ville.

    Au mois d'octobre 2015, au début de mon séjour, je suis passé par ce village - je devrais écrire hameau -, J'ai fait ma halte traditionnelle, plutôt que routinière. J'ai acheté une boisson, je me suis assis sur un banc en pierre, comme la lourde table ronde. La patronne était toujours là, telle quelle je l'avais photographié deux ans plus tôt. Son pendentif m'avait intrigué. En effet, les thaïlandais portent en général une amulette bouddhiste, jamais je n'avais vu quelqu’un arborer ainsi un dauphin !

    Tiens, voici la dame mariée à un Anglais. Elle a quitté l'endroit où se déroule le marché, pas encore ouvert mais toujours lieu de causerie, de papotage quasiment qu'avec des femmes. Elle s'est approché de moi, elle m'a salué car elle se souvenait de mon passage l'année dernière, avec Lotsdo. Un thaïlandais en short et tee-shirt, l'allure robuste, solide, est passé devant le magasin où je buvais tranquillement ma canette de bière, accoudé à la grosse table en pierre. Il était sur une moto munie devant et derrière de pneus crantés. Sans doute un paysan qui revenait de son exploitation. Mais en passant devant le magasin, il s'est aperçu de ma présence. Au bout d'une vingtaine de mètres, il a fait demi-tour et il est venu garer sa moto près de la mienne, sous l'auvent du magasin. Bien entendu, il m'a demandé l'autorisation de s'assoir en face de moi, sur l'autre banc en pierre, et bien entendu j'ai fait le geste de consentement, d'ailleurs en même temps qu'il s'asseyait. J'ai commencé par dire quelques mots en thaï, il m'a tout de suite averti :
    - Je suis japonais !


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    Message par geob Sam 21 Mai - 11:30


    Un thé chez un viticulteur japonais  (II)

                                                 
                                 Maekok foundation  

    Quelques semaines auparavant, je me suis aperçu que la "Mae Kok River Foundation", sur la route ombragée qui va aux sources d'eau chaude de Ban Phasoet, en face de chez Saupa, venait d'ouvrir un restaurant. Combien de fois nous sommes passés devant sans nous douter qu'un jour nous irions manger, boire un café, et favoriser ainsi le financement de cette œuvre charitable en charge des vingt et un orphelins issus des ethnies environnantes, sous la férule attentive et attentionnée de cette dame...

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    ... créatrice de la fondation, sans pour autant vivre cela comme une gratification personnelle qui nous donnerait bonne conscience à peu de frais, mais plutôt comme une participation bonhomme, sans affects?

    Je suis allé la première fois en octobre 2015, juste par curiosité, et aussi pour tester tout de même cette nouvelle table. Effectivement, l'endroit qui sert de restaurant, avec son ardoise qui affiche les prix, les panneaux qui incitent à manger tel ou tel plat, tout cela dans un immense espace agréable niché dans un écrin de verdure, au bord de la rivière Kok, nous invite à s'attarder ici, à "farnienter" avant que de rentrer sur Chiang Raï. Les premières personnes étrangères que je vis furent au nombre de trois : un jeune couple de français et un asiatique aux cheveux et aux sourcils gris. La jeune fille attablée devant son bol de soupe se leva aussitôt, me donna la carte du menu et m'invita à m'assoir. Après quelques mots d'anglais, et vu mon accent, elle comprit vite dans quelle langue il fallait communiquer avec moi - c'est drôle, on hésite toujours à parler d'abord français tant l'anglais a envahi le monde. Elle était blonde, enthousiaste, et avec son ami, beaucoup plus circonspect, ils logeaient dans un des bâtiments de la "Mae Kok Foundation" depuis une semaine, une semaine passée à donner un coup de main pour des travaux d'entretien, ou pour s'occuper et faire jouer les enfants, et se balader à pied dans les bois environnants, crapahuter dans les collines. Bref, un bénévolat bien sympathique. La Française m'enchantait par son activité, son envie de me venir en aide, visiblement elle me prenait pour quelqu'un qui venait d'arriver en Thaïlande, elle en vint jusqu'à me conseiller la soupe qu'elle consommait, une spécialité de Chiang Maï lui dis-je tout à coup, pour la calmer un peu. Quand la créatrice de cette fondation s'approcha de moi, je lui adressai la parole en thaï, mais un thaï basique, qui fait néanmoins toujours grosse impression sur les Béotiens qui ne veulent pas s'essayer à cette langue. Ensuite, la Française me demanda depuis combien de temps je voyageais en Thaïlande.


                                                 Romanée Conti

    L'asiatique, âgé d'une soixantaine d'années, nous écoutait gentiment, d'ailleurs son visage reflétait une exquise gentillesse. C'est un japonais ! me dirent les français, et il ne parle pas thaï mais se débrouille en anglais. Se débrouiller? Enfin, autant que moi ! Du coup nous communiquâmes dans un anglais digne d'une maternelle britannique, néanmoins je pus le renseigner sur mon admiration pour la littérature japonaise et aussi sur son cinéma. A son tour, il me parla de nos vignobles sans pour autant citer quelques crus, du coup j'avançai à tout hasard le "romanée conti", en souvenir du roman japonais que j'avais lu il y a belle lurette : "Romanae conti 1935", de Takeshi Kaïko. Malheureusement, tout cela ne lui disait rien : il ne connaissait ni ce vignoble ni ce roman. En tout cas, cela ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. En effet, je revins à la Fondation une semaine plus tard. Je rencontrai un nouveau jeune couple de français. Que je le dise tout de suite, j'ai beaucoup apprécié la rencontre avec ces deux couples de jeunes français, et ça été un plaisir pour moi d'avoir discuté avec eux tant ils se sont révélés intéressants, intelligents. Dès qu'ils me virent, ils me demandèrent si j'étais ce français qui était venu la semaine dernière car un japonais leur avait signalé mon passage. Bon, c'était toujours le même japonais, il semblait même vivre ici depuis pas mal de temps, il se rendait utile en faisant quelques travaux, en taillant des rosiers, des arbustes. A vrai dire, c'était sans doute l'amant de la maîtresse des lieux, une veuve précisons le. Le japonais, étant donné qu'il avait à faire une nouvelle fois avec des français, leur avait témoigné de son amour de nos vins, en particulier du Romanée Conti. J'éclatai de rire, et je leur expliquai pourquoi. Je me souviendrais toujours de cette jeune femme française pour la simple et terrible raison que c'était le 14 novembre 2015, le lendemain de l'attentat du Bataclan. Tandis que je discutais avec son ami, elle ne cessait de pianoter sur son smartphone. Son visage exprimait de la bonté, de l'empathie ; quand elle eut terminé d'envoyer des messages, notre conversation s'engagea plus sérieusement : elle était infirmière elle s'inquiétait pour son ami Patrice Pellous, dont la mère l'avait logée lorsqu'elle était montée sur Paris, mais elle avait quitté Paris maintenant, ainsi que cet hôpital où elle avait travaillé avec Pelloux et qui devait être actuellement en pleine tension avec tous les blessés suite à l'attentat, elle se sentait de tout cœur avec ses anciennes collègues.


    Grâce à Patrice Pellous, elle a connu et festoyé avec quelques dessinateurs de "Charlie Hebdo". Je lui fis part de mon émotion considérable suite à la mort de ces gars qui m'avaient accompagné durant ma jeunesse jusqu'à si tard, en ce mois de janvier 2015. Seulement j'expliquai la raison profonde de mon émotion : premièrement, on est responsable de ses émotions, deuxièmement je vis dans ce drame la disparition de ma jeunesse, tout un pan de ma vie, par conséquent je me trouvais plus proche de la fin que du début, ce qui explique pourquoi, en définitif, je pleurai sur moi ce 7 janvier 2015, en raison cette prise de conscience soudaine et brutale de ma propre fragilité d'être humain. Certes, cette prise de conscience ne fut pas la première, j'en ai eu d'autres, mais si rares, si vite oubliées, effacées par la vie qui reprend sa vie routinière, néanmoins je constate, au fur et à mesure que le temps passe, que cette prise de conscience de ma précarité se répète de plus en plus. Et me libère de plus en plus.

    La dame vint nous voir avec sa tablette et nous prit en photo tous les trois. Il me sembla que c'était apparemment pour faire de la publcité sur...

    Facebook....


    https://www.facebook.com/MaekokFoundation/


    D'ailleurs, à chacune de mes visites, accompagné par des gens avec qui j'avais sympathisé, hop ! une photo ! C'est comme ça, tout est sur Facebook, et tous les Thaïlandais sont sur Facebook. Sauf moi. Cela stupéfia cette femme, avec sa fille de neuf, qui s'assit à une table près de la mienne dans la cafétéria du Lotus-Tesco de Mae Chan...

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    Je voulus lui envoyer la photo par mail mais elle me proposa de m'inclure dans ses "followers" et s'enquit de ma page Facebook. Quand je lui indiquai que j'étais rétif à ce genre de média, elle fut interloquée et me jeta un regard où se lisait à la fois la déception et la commisération. Elle m'avait pourtant dit qu'elle détestait les hommes thais, son mari l'avait quitté pour une plus jeune - quel con... hum... impression superficielle, hâtive, due au charme piquant de cette femme qui trouvait les farangs plus gentils que les hommes thaïs-, et elle tombait sur un farang qui n'était même pas sur Facebook ! Pffff ! Bon, cette photographie ne sera jamais mise sous un cadre accroché sur un mur de sa maison, mais je ne regrette pas de l'avoir prise. Elle finit par prendre congé pour aller faire ses courses, obligea sa fille à me dire au revoir, et ce fut là que je rendis compte qu'elle était un peu gênée par sa présence.

    ... A celle qu'on connait à peine
       Qu'un destin différent entraine
       Et qu'on ne retrouve jamais...
    Antoine Pol


    Je me disperse, je divague avec mon esprit foutraque, il faut que je revienne à ce japonais qui s'est assis en face de moi, dans ce petit village ; il ne va pas tarder à boire un thé chez lui...


                                                       





    Maadadayo !
    geob
    geob


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    Message par geob Dim 19 Juin - 10:51

    Un thé chez un viticulteur japonais (III)


    Si je n'étais pas curieux, je crois bien que je finirais dans le monastère de La Chartreuse en compagnie, si possible, d'un moine comme le révérend père Gaucher. Ce serait stupide de ma part d'écrire que les gens me décoivent, ça voudrait dire que j'attends quelque chose des autres. En fait, si : J'attends qu'ils ne m'ennuient pas, qu'ils m'apprennent quelque chose, que notre conversation ne limite pas à des banalités convenues entre étrangers dans un pays étranger. Le Japonais commença par me demander si je voyageais seul puisqu'il me voyait... seul ! Je regrettai déjà de n'avoir pas pris la poudre d'escampette dès l'entame de son demi tour à moto ! Oui, oui, je suis un pauvre cow-boy solitaire et je fais avec. Bien sûr, il me demanda aussi si je ne fréquentais une autochtone, ce à quoi je répondis que je n'avais pas d'argent pour payer une voiture et une maison. Il éclata de rire et communiqua ma réponse à la femme qui portait au tour du cou le pendentif représentant un dauphin en or. Celle ci fut quelque peu attristée par mes propos, elle m'affirma que toutes les femmes thaïes ne sont pas vénales, ce qui est rigoureusement exact, mais voilà, j'ai trop pris cette mauvaise habitude de balancer cette provocation inutile, et ce jour là je me promis que c'était la dernière fois tant je la trouvai, tout à coup, complètement ridicule et méchamment gratuite. "Pout len" ! Je plaisante ! lancai-je à la patronne du magasin. Et le Japonais était tout sourire satisfait. A ton tour, dis-moi, tu es marié, toi? Sa femme est thaïlandaise, il faut ce qu'il faut pour laver le linge, faire la cuisine, me précisa-t-il en ricanant comme un enfant qui joue au caïd. Oui, oui, me suis-je dis après avoir entendu ces paroles de fier à bras, tu ne dois pas faire la loi chez ta femme, tu es en Thaïlande !

    A voir sa moto toute crottée, avec des pneus crantés devant et derrière, je me doutai bien qu'il devait avoir du terrain dans les alentours - qui appartient à sa femme, bien sûr. Riziculteur? demandai-je. Non, non, je suis viticulteur ! J'ai des vignes, je fais de la Syrah. Ensuite, je ne compris pas très bien ce qu'il en faisait, s'il vendait le raisin ou s'il faisait lui-même du vin. Par contre, lorsqu'il m'invita à boire du thé chez lui, je n'eus aucune hésitation pour accepter. Dame ! Boire du thé chez un Japonais, cela ne se refuse pas ! C'est bizarre comme parfois ma curiosité me rend naïf : Je me voyais déjà assistant à la cérémonie du thé ! Ce n'est pas loin? Pas plus d'un kilomètre !

    Nous prîmes les motos et je le suivis. Bientôt nous fûmes sur la grande route qui va à droite vers Chiang Raï, à gauche vers Chiang Khong. Avant que de tourner à gauche, il me montra la superbe maison en pierre, de l'autre côté de la route. Elle appartient à un Japonais (décidément !), me dit-il. Et il ajouta une précision inutile à mes yeux, pas à aux siens me sembla-t-il, avec une pointe évidente de jalousie : elle vaut deux cents milles dollars ! En général, j'aime bien rencontrer les japonais en voyage, surtout les japonaises toujours très enthousiastes, et celui de la "Maekok Foundation", en comparaison avec mon viticulteur, c'est vraiment la classe au dessus, mais je regrettai encore une fois de ne pas lui avoir dit, à mon viticulteur, que j'avais un rendez-vous à Chiang Raï et que j'étais vraiment désolé de refuser son invitation. Mais dans la vie on ne dispose pas toujours, on compose... hypocritement - sans le mensonge et l'hypocrisie, la vie en société tournerait vite vers le conflit permanent.

    Je connais la route sur laquelle il me conduisait, le village qu'elle traversait, mais ce fut la première fois que je pris cette ruelle sur la gauche pour y entrer. Nous arrivâmes chez le Japonais, nous entrâmes dans la cour où se trouve la maison de sa femme.

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    Maison typiquement thaïlandaise dans les campagnes : rez-de-chaussée en pierre ou béton, étage en bois ; toutefois, on peut voir aussi des maisons entièrement en bois, construites le plus simplement du monde, parfois on découvre aussi de magnifiques habitations en teck qui coûtent très chers. Nous garâmes les motos, et il ne m'invita pas à entrer dans la maison. Ah bon? Tout à coup, il me paraissait pas très à l'aise, comme s'il se comportait comme quelqu'un qui n'était pas chez lui. Cela ne m'étonna pas outre mesure, il ne faisait plus le fier à bras, le macho, sa femme n'allait pas tarder à survenir, pensai-je. Il me conseilla de m'installer à l'ombre, là où il y avait quelqu'un qui roupillait, et lui se dirigea vers sa demeure.

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    Je m'approchai de cet abri que l'on trouve dans les rizières, beaucoup plus petits néanmoins, utiles en tout cas pour se protéger du soleil quand il est au zénith. Je trouvai bizarre le visage du dormeur, un visage de transsexuel en rupture de ban, à tel point que je crus y voir la belle-mère du Japonais.

    Mon hôte revint quelques minutes plus tard, et il s'assit en lotus sur la plateforme en bambou. Quant à moi, je m'assis comme je pus. Nous échangeâmes deux ou trois phrases banales, le temps de voir arriver sa femme qui portait un plateau sur le lequel reposait deux tasses blanches ; elle mit le tout entre nous, s'assit d'une fesse à côté de lui, et ils entamèrent une conversation où j'entendis le mot "farang", pour le reste je ne compris pas grand chose mais cela me permit de l'observer à loisir : elle avait les pommettes saillantes, la poitrine plate, son short laissait voir ses jambes maigres, comme si elle avait succombé à la mode du "thigh-gap", elle arborait autour de son cou une chaîne en or de 5 baths, c'est à dire une chaîne d'or d'un peu plus de 45 grammes, pas très seyante d'un point de vue esthétique, d'un effet vulgaire et m'a-tu vu. Lorsqu'elle regagna ses pénates, elle ne m'adressa aucun salut.

    Le Japonais m'invita boire mon thé, enfin, le sien, ce ne fut qu'à ce moment là que je jetai un œil sur ma tasse, et je fus fort déçu, déjà par la couleur incertaine des infusettes, et aussi par cette odeur de renfermé qui s'en dégageait. En ces circonstances, tant pis, je ne me dérobe pas. La première gorgée valida mes impression visuelle et la fiabilité de mon odorat : la date de péremption - les thaïs ne s'attardent jamais sur ces futiles détails- avait du être largement dépassé. Le Japonais s'empara de sa tasse, but une gorgée et fit une grimace. Oh ce gout de renfermé ! Quand il me vit en action pour replonger bravement le bout de mes lèvres dans ce breuvage indélicat, il me conseilla d'arrêter tout de suite. Ce n'est pas bon, me dit-il, et il me présenta ses excuses - la culture japonaise revenait au galop ! Je passai vite à autre chose. Je lui demandai que contenait le sceau en plastique blanc posé par terre, non loin de nous, j'entendais des bruits continuels de grattements à l'intérieur, c'était crispant, désagréable. Des crabes, me dit-il, des crabes de rizière ! Je me levai pour voir le contenu. Un sinistre magma de carapaces et de pattes en mouvement perpétuel s'offrit à mes yeux....

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    La dormeuse émergea de sa sieste, se dirigea vers la maison après m'avoir octroyé un regard dubitatif. C'est la mère de ta femme?demandai-je pour meubler la conversation. Interloqué, un peu choqué peut être, le Japonais me déclara que c'est le père de ma femme ! Merde ! En tout cas il lui avait montré beaucoup de respect. Nous nous levâmes, il voulait me montrer deux puits, en fait plutôt des bassins circulaires, fermés par des couvercles en bambou. Dans le premier...


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    ...il y avait des grenouilles monstrueuses dont les cuisses devaient bien être dodues, et dans le second des poissons semblables aux carpes, mais je n'en vis aucun dans cette eau glauque. C'est le soleil, m'expliqua mon hôte, ce n'est pas la bonne heure. Franchement, j'étais admiratif, je me suis dit que dans la campagne thaïlandaise personne ne crèvera de faim, la nature leur permettra toujours de survivre, et par conséquent d'être en mesure de faire des crédits pour des achats inutiles.

    Ensuite, le viticulteur japonais tint à me montrer le bâtiment en construction sur le côté gauche de la maison de sa femme. Il ouvrit la porte qui donnait tout de suite sur un couloir, avec trois pièces d'un côté comme de l'autre. De futures chambres me précisa-t-il, ici ça sera une guest house que je compte ouvrir bientôt. Comme seul le vide emplissait l'espace, et les cloisons en briques pas encore crépies, sans oublier les gravas qui jonchaient le couloir, me confortèrent dans l'idée que l'ouverture de sa guest house n'était pas pour bientôt.

    Le mur au fond du couloir laissait entrer la lumière par une ouverture en forme de croix, fermée par des blocs de verre rouge. J'eus sur le coup l'impression de voir un vitrail. Je suis catholique, me dit le Japonais. Nous sortîmes par derrière. Il me montra quelques pieds de vigne, un élevage de pintades, quelques poulets, un cochon. Bon, ça va, ça crie pas misère ici.

    Nous regagnâmes la plate forme en bambou. De toute évidence, je n'entrerai pas dans la maison de sa femme parce que, après tout, je n'étais qu'un étranger, qu'il n'y avait certainement pas de quoi être fier de son intérieur, qu'ils vivaient et dormaient sans doute sur le sol, bref, comme il faut toujours donner une bonne image soi, ne pas perdre la face, il valait mieux que l'étranger restât dehors.

    Je ne me voyais venir séjourner ici, mais je suis sûr qu'il trouvera de ses compatriotes intéressés par la vie dans les rizières et les collines, il suffit de créer un site et l'affaire est lancée. Tiens, Mayuri, cette japonaise que j'avais rencontré au Népal, originale et courageuse, dur à l'effort, n'ayant peur de rien, nul doute qu'elle irait volontiers planter du riz, travailler dans les vignes, enfin mettre la main à la pâte en compagnie des autochtones, vivre une expérience qui la changerait du stress quotidien de la vie au Japon. Pas pour moi, ce n'est plus de mon âge, ce qui ne veut pas dire que je n'ai eu aucune occasion de vivre de ces moments précieux, pas obligatoirement spectaculaire en soi, ni ayant exigé une rude approche sportive, mais qui m'ont amené sur le tard à penser que j'avais bien fait de ne pas les avoir refusé, d'avoir toujours entretenu cette envie de voir ce qu'il y avait derrière une porte, cette porte qui nous cache un monde au delà laquelle
    la société a décrété que notre ticket n'est plus valable

    Maintenant mon viticulteur me paraissait embêté, moi aussi d'ailleurs, j'envisageai de rentrer à Chiang Raï. Il me proposa d'aller rendre une visité à un Français qui vit dans le village, à une centaine de mètres de là. On prit les motos, et deux minutes plus tard nous nous arrêtâmes devant une maison de belle facture, mais son grand jardin. Tout semblait clos. Le Japonais essaya de faire coulisser la barrière pour entrer dans la cour, mais c'était cadenassé. Quelle chance ! Je n'avais vraiment plus envie de m'attarder dans ce village, juste envie de regagner mes pénates. Alors je saluai rapidement le viticulteur japonais pour surtout ne pas lui laisser le temps de me fournir éventuellement son site Facebook, je lui expliquai que j'avais du chemin à faire, sayonara !

    Ce fut tout de même une journée intéressante, c'était la première fois que je rencontrai un viticulteur japonais en Thaïlande.



    geob
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    Message par geob Sam 16 Juil - 10:50

    Israël... c'était quand déjà?

    (I)

    Très bonne question, et je me remercie de me l'avoir posée. Mais je ne peux y répondre précisément car j'ai eu le tampon de mon arrivée en Israël sur une feuille volante, suite au choix que m'avait proposé le policier israélien à l'aéroport.. Je ne sais  si cette possibilité de choix perdure, seulement à cette époque il était impossible de voyager dans un pays arabe si on montrait le tampon d'entrée en Israël sur une page du passeport, et garder cette feuille volante, ce souvenir de mon voyage en ces contrées, ne me motiva guère, ce qui me motivait alors c'était de voyager l'année suivante en Egypte. Ah c'est vrai, l'Egypte ! A priori, il est donc possible que mon voyage se soit déroulé durant l'hiver 1979, ou au début des années 80,  en tout cas il y a bien longtemps et ça j'en suis sur !

    Mes années Orly-Sud. J'aimais bien partir de cet aéroport pas très compliqué à maîtriser, boire une bière dans une brasserie au sous-sol ( c'était devenu un rite) avant de me rendre à l'embarquement, et puis aussi il n'y avait nul besoin de se foutre à poil comme aujourd'hui pour des raisons de sécurité, de principe de précaution, oui, je sais, j'exagère, néanmoins à cette époque là les protocoles de sécurité étaient beaucoup moins contraignants, jusqu'à ce que les terroristes finirent par  nous démontrer leur efficacité mortifère, et ainsi par nous pourrir la vie...  pour combien de décennies encore?


    Enregistrement

    Dès que j'eus posé mon passeport et mon billet d'avion sur le guichet de l'hôtesse de El Al, les questions, pour moi déconcertantes, commencèrent à fuser. Quelle est la raison de mon voyage en Israël? Tourisme? Affaires? Ai-je de la famille là bas? Où irai-je dormir? Je répondis de mon mieux en restant calme, poli, après tout j'allais dans un pays en guerre permanente depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, qui occupe des territoires palestiniens malgré la résolution 242 de l'O.N.U., et donc ce n'était pas l'endroit idéal pour se rendre en vacances - d'aucuns auraient plutôt écrit "en voyage", comme si la sémantique pouvait transformer un mouton en loup.

    Un type en civil passa et repassa plusieurs fois le long de notre file d'attente. Il ne cessait de dire qu'il ne fallait surtout pas prendre un bagage d'un inconnu, ayez toujours à l’œil le votre, n'hésitez pas à nous signaler si une personne avait déjà tenté de de vous en remettre un, etc, etc... bref, cette atmosphère un peu anxiogène me mettait mal à l'aise, et je finis par me demander si c'était une bonne idée de me rendre en Israël.  Les autres, ils ne s'en offusquaient pas, comme s'ils vivaient une pure routine, alors je me dis que la plupart étaient sans doute des Israéliens, ou, pour être plus précis, des juifs français habitués aux règles de sécurité depuis les attentats qui avaient ciblé EL AL, la compagnie aérienne israélienne.


    Le rabbin

    Le hasard fit que je voyageai à côté d'un rabbin fondamentaliste. Alors je m'empressai d'engager la conversation avec lui, j'en profitai même pour lui demander une adresse de pension ou d’hôtel à Jérusalem. Ensuite, nous passâmes aux choses plus importantes, les choses de la vie. Ainsi le rabbin m'affirma que le monde avait commencé il y a 5000 (et quelques) années, La Bible dit la vérité. Ah bon? Après avoir entendu une telle bêtise, j'eus envie de prendre un bouquin et de l'ignorer, mais, comme il m'avait donné une adresse pour dormir à Jérusalem, j'essayai de converser, juste par politesse. Quand Hérodote visita l'Egypte, il avait le même rapport de temps devant ces pyramides que nous devant les monuments de la civilisation Romaine : 2000 ans ! Alors expliquez moi comment vous arrivez à contenir toute l'histoire si le monde a commencé il y a 5000 ans. Le rabbin souriait, il devait me prendre pour un ignorant - ou un mécréant. Dieu a créé le monde il y a 5000 ans, ce vous me racontez je n'y crois pas, ça ne fait le poids devant la grandeur de Dieu (au fait, je ne me souviens s'il ne disait pas Yahvé, je suppose qu'il adoptait son vocabulaire). Et Lucy, dis-je, quelques millions d'années, non? Un animal ! décréta-t-il. J'évitai de lui parler du livre de Jean Rostand "L'homme"  - dont on sait qu'il partage 99% des gènes du bonobo. En somme,  dis-je, si je vous comprends bien, l'homme a débarqué il y a cinq mille ans, tel que nous sommes aujourd'hui? Bravo, me dit-il, visiblement ravi, vous avez compris ! J'esquissai un sourire en coin en hochant la tête :  j'eus comme dans un flash  image de l'homme crée par Dieu, arrivant sur terre en costume cravate, attaché case, et sautant fissa dans un taxi !

    Nous atterrîmes à Jérusalem. En fin de compte, le rabbin était bien sympathique. Comme il devait dormir une nuit dans la même pension qu'il m'avait indiqué, il m'embarqua avec lui sans me demander de payer la moitié de la course du taxi. Une femme au visage austère, les cheveux cachés par un foulard façon paysanne, d'ailleurs elle ressemblait à une paysanne russe, nous ouvrit la porte de la pension. Le rabbin lui adressa quelques mots en hébreux, elle me regarda placidement, puis le rabbin se tourna vers moi pour dire qu'il me souhaitait un bon séjour en Israël et que, pour sa part, il allait vite se reposer dans sa chambre car demain, au lever du jour, il prendrait le premier bus pour... je ne m'en souviens plus. Merci rabbin ! Après tout cela commençait pas si mal que ça. La dame revint à moi pour me demander - en français - de payer la première nuitée. Pas de bruit, pas de musique, surtout après 22h précisa-t-elle. Bien entendu, dis-je, et je me promis sur le coup de changer de crèmerie dès le lendemain matin.

    Le lendemain matin, j'étais devant les murailles de Jérusalem, à l'entrée de la ville arabe. Émerveillé, fasciné par ce qu'i s'offrait à mon regard, voici que l'histoire, une histoire deux fois millénaire me tendait les bras : je n'eus donc aucune hésitation pour passer de l'autre côté de la muraille....
    geob
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    Message par geob Lun 8 Aoû - 16:40

    Israël....   (II)



    L'Histoire pouvait attendre, son temps n'était pas le mien. Ma principale préoccupation fut de trouver un endroit pour dormir, évidemment pas cher... si possible. Mon choix, à vrai dire il n'y en avait pas beaucoup pour les routards, se porta sur une guest house ou auberge de jeunesse situé dans un vieil immeuble... juste pour une nuit, je ne supporte toujours pas de dormir en dortoir, surtout sans fenêtres. Le lendemain, je visitai un hôtel arabe (palestinien) et je vins vite m'y installer. L'accueil fut sympathique, la chambre correcte, j'y séjournai six jours.

    J'étais donc dans le vieux Jérusalem, au milieu du mouvement, de l'agitation, du flot de touristes et de pèlerins qui faisaient paraître les ruelles pavées plus étroites encore ; les échoppes débordaient à l'extérieur, sur les murs, les commerçants tentaient susciter l'attention des passants ; c'était vivant, pas stressant, je ne sentais aucun danger potentiel. Mais que  se passait-t-il à la tombée de la nuit, quand les magasins et les lieux publics étaient fermés, quand les touristes avaient déserté les lieux saints et s'en étaient allés de l'autre côté des murailles? Comme je vivais sur place, je pris le risque, le risque, enfin, le personnel de l'hôtel m'avait-il déconseillé ou pas cette sortie, je ne m'en souviens pas, en tout cas je décidai de faire un tour sans trop m'éloigner de l'hôtel. Un silence déstabilisant régnait dans les ruelles, les rideaux de fer des boutiques étaient baissés, quelquefois une lumière blafarde dessinait vaguement ma silhouette sur les pavés. Je reconnais en écrivant ces lignes que j'étais tout de même un peu inquiet, pourtant je résistai à l'envie de m'en retourner vite fait à l'hôtel, alors je continuai ma marche tranquille, les mains derrière le dos, comme un paisible promeneur. Et les ruelles se succédèrent les unes aux autres, toujours vides, toujours désertées par la vie. Mon malaise se nourrissait surtout de ce silence impressionnant, me dis-je aujourd'hui avec le recul, mais il y avait aussi ce sentiment de ne pas être à ma place. Au bout d'un quart d'heure, je rebroussai chemin en priant je ne sais quelle entités de ne pas avoir commis cette bourde de me perdre - ce n'était pas le lieu, ni le moment ! Pas très loin de mon hôtel, j'eus la surprise de croiser une patrouille de militaires israéliens, mais eux, me sembla-t-il, ne  furent pas étonnés, comme s'ils savaient déjà que vivais à l’hôtel d'à côté et ils m'ignorèrent superbement. Au fond, cette rencontre inopinée ne fut pas aussi impressionnante que celle de cette patrouille de militaires anglais, dans le Bogside à Derry, avançant selon le "pas de Belfast". En tout cas, je ne m'aventurai plus dans le Jérusalem nocturne.

    Malheureusement, au cours de mes déambulations erratiques pendant la journée, je constatai tout de suite qu'il me manquait quelque chose pour visiter Jérusalem : la spiritualité ! J'entrais dans toutes les églises comme un touriste dans un musée : j'observais les gens qui priaient avec une ferveur intense, d'autres allumaient des bâtons d'encens sans mégoter rendant ainsi l'atmosphère irrespirable, "le chemin de Croix" était envahi par les touristes de toutes nationalités qui semblaient vouloir se mettre sur les pas du Christ sans pour autant porter le poids d'une croix, celle autour de leur cou témoignait de leur croyance tranquille, en toute légèreté.

    J'avais l'impression de tourner les pages d'un catalogue d'une agence de voyage, tout me paraissait propre, net, bien organisé. Par contre, les pèlerins me semblaient hors du monde, immergés dans leur prière ardente et cela ne laissait pas de me mettre mal à l'aise, un malaise que je ressens toujours quand je vois des êtres humains s'abstraire ainsi de la réalité,  et ce dans tous les lieux de pèlerinage dans le monde comme, par exemple, à Fatima, au Portugal, où sur l'immense espace vide devant la basilique je fus envahi par des visions incongrues de rassemblements nazis dans les années 30, cela me fit frémir, je résistai néanmoins à l'envie de quitter cet espace qui me déstabilisait à ce point, et je pénétrai néanmoins dans la basilique.


    Le mur des lamentations

    Que dire cet endroit si célèbre? Étais-je ému devant ces hommes chapeautés et vêtus de manteaux noirs, qui ne cessaient de s'agiter si près du Mur dans une prière éperdue?  Je reconnus ceux de Méa Sharim, ce quartier où il est dangereux de s'y aventurer en voiture le vendredi, de s'y balader en tenue extravagante, de fumer une cigarette et bien d'autres choses encore - pour interdire, toutes les sociétés et toutes les religions font preuve d'une imagination débordante. Le plus exotique pour moi furent ces hommes aux épaules recouvertes d'un tissu bleu et blanc, coiffés d'une calotte noire, tenant dans leurs mains la Torah par des rouleaux en bois. Ils avaient auparavant enroulé sur leur avant-bras une lanière en cuir. Pourquoi? Aujourd'hui, j'aurais fait mon possible pour m'informer, comprendre, mais à l'époque j'étais moins intéressé par l'histoire des religions, à vrai dire je m'en foutais totalement, et je ne sacrifiai même pas au rite du dépôt d'une feuille de papier noircie d'un souhait ou d'une prière dans un interstice du Mur ; d'ailleurs mes seules prières sans conviction remontent à l'époque où je fréquentais le Petit Séminaire - mais... au fait, je ne me souviens pas d'avoir vu des femmes prier près du Mur, la religion juive, comme toutes les autres, rien qu'une affaire d'hommes?

    Yad Vashem.


    Lorsqu'on visite ce lieu de mémoire, on laisse à l'entrée  ses certitudes et ses attentes erronées. D'emblée, j'ai senti tout le malheur du monde me tomber sur les épaules, un véritable accablement physique sous le poids de toutes ces vies anéanties, volatilisées.

    Yad Vashem ne se visite pas comme on visiterait le Louvre. Pourtant, une trentaine d'années plus tard, je me souviens de la galerie où sont exposés les dessins des déportés. Sur certains dessins, on y voit un semblant de vie organisée et non pas, comme sur ces célèbres photos, des corps décharnés entre deux planches. Il y avait les camps de la mort où l'espérance de vie était quasiment nulle, et les camps de travail où la mort survenait dans l'épuisement de ces êtres réduits en esclavage.  Pourtant ces dessins montrent que même en enfer l'être humain ne veut se déshumaniser : il s'organise, il résiste. Mais pour s'en sortir il valait mieux intégrer un groupe, une organisation. Ainsi, un ingénieur français en aéronautique , Marcel Bloch, dont l'entreprise avait été nationalisée par le Front Populaire, fut pris en charge par l'organisation secrète du parti communiste français de Buchenwald à son arrivée dans le camp de concentration. Ils lui  dirent que la France aura besoin des ingénieurs à la fin de la guerre pour reconstruire le pays, à fortiori un ingénieur en aéronautique.

    Marcel Bloch survécut, il n'oublia jamais le parti communiste et soutint financièrement"L"humanité". A la libération, il changea de nom, devint catholique.

    Il s'appelait Marcel Dassault....


    Maadadayo !
    geob
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    Message par geob Lun 22 Aoû - 17:03

    Israël (III)


    Intermède non touristique

    Israël 3

    Quand j'ai visité Yad Vaschem, la bande dessinée de Art Spiegelman Maus, ce chef d'œuvre bouleversant ne laisse personne indifférent, n'était pas encore sortie. Fallait oser, être incroyablement gonflé pour nous donner à voir toute cette vertigineuse tragédie et l'intérieur les camps de concentration avec des animaux "anthropormorphisés", habillés donc comme des êtres humains : les souris sont les juifs, les chats les allemands.  Art Spiegelman raconte l'histoire de son père, de ses parents déportés. Ses visites chez son père, quelquefois avec sa femme Françoise Mouly, une française, nourrissait son travail éprouvant, jusqu'à l'interroger sur sa possibilité de le poursuivre. L'écouter n'était pas psychologiquement de tout repos, et il avait quelquefois du mal à  croire son père tant ce qu'il entendait lui paraissait sortir de tout entendement. Comment des êtres humains ont-ils pu survivre dans ce dernier cercle de l'enfer? Art Spiegelman montre l'indicible, l'impensable. Il s'est aussi basé sur toute une documentation qui avait été exposé en son temps à l'hôtel Rotchild, dans le 16e arrondissement de Paris - une expo que je n'ai pas manquée de visiter

    On ne peut voyager en Israël sans, bien sûr, évoquer la Shoa, mais de la à en faire le paravent moral d'une occupation impitoyable, d'une politique de colonisation effarante, au mépris des condamnations internationales - il est vrai pas très méchantes -, il ne faut pas pousser ! Évidemment, les autorités israéliennes n'évoquent pas -quoique, parfois...- ce passé effroyable pour se couvrir de probité cynique dans leurs interventions contre les Palestiniens, d'ailleurs, comme disait le Général de Gaulle...





    ... ce "peuple d'élites sûr de lui et dominateur" n'a que faire de l'opinion du monde, mais vous le renvoie vite fait dans la figure, ce passé,  si jamais vous avez la mauvaise idée de critiquer leur politique conquérante. En agissant ainsi, Israël se condamne à une guerre perpétuelle. Bien entendu, je ne pensai pas à cela durant mon voyage, bien que je vis souvent des soldats israéliens très décontractés, cheveux longs et mitraillette en bandoulière, monter dans les bus avant qu'ils ne démarrent pour s'assurer qu'il n'y avait pas un paquet qui traine - après tout, aujourd'hui, je ne fais plus attention aux militaires que je croise dans la gare Montparnasse depuis au moins cinq ans, voir plus.

    En France, beaucoup de gens ont trop tendance à mettre dans un même panier de haine irrationnelle l'islam vu comme un bloc monolithique,  alors qu'il est multiple et toujours traversé, depuis des siècles, par des conflits féroces n'ayant pour but, sous couvert de réunification, de s'emparer du pouvoir sur toute la communauté musulmane. Un grand théologien musulman du Xe siècle écrivit : "La plus grande source de discorde au sein de l'umma, c'est le califat. Jamais principe religieux n'a versé tant de sang  en Islam."

    Si on ne s'intéresse guère à ce qui se passe hors de France, on peut aussi tomber dans ce travers d'imaginer que la religion juive est ce qui unifie et solidarise la société israélienne. Or, cette société, comme toutes les sociétés humaines, est secouée par la corruption, le racisme - se rappeler comme ils considèrent les juifs éthiopiens qu'ils ont sorti d'Éthiopie-, le fanatisme - se rappeler de l'assassinat de Rabin-, et par bien d'autres choses encore. Mais je me souviens aussi des manifestations israéliennes contre Sharon parce qu'il avait, durant l'invasion du Liban, laissé perpétrer les massacres de Shabra et Natila ; ajoutons qu'Israël reste un état démocratique, avec une presse et une justice indépendantes, qui n'hésite pas à emprisonner un ancien président, un ancien ministre, après les avoir fait comparaitre devant un tribunal. Non, ce qui soude toute la société israélienne, c'est l'instinct de survie, et cet instinct de survie nécessite une guerre permanente pour une raison très simple : la démographie. Après un siècle de paix, que resterait-il d'Israël, entourée par la masse arabe? Israël représente la surface d'un département français, c'est petit, un confetti du moyen orient, il finirait par se dissoudre lentement, j'allais dire naturellement. C'est pourquoi il ne cesse d'appeler les juifs du monde à venir en terre sainte, c'est pourquoi il colonise à tout va, expulse les palestiniens de leurs terres, c'est pourquoi Tsahal est devenue une armée d'occupation avec toutes les horreurs que peuvent commettre toutes les armées d'occupation : il en va de la survie d'Israël, à court et moyen terme. Pour l'instant, la complexité effrayante et mortifère des évènements en Syrie et en Irak arrange ses affaires, ainsi que la barbarie de Daech, bref, tout ce qui fait oublier la Palestine. Sais-t-on qu'un général saoudien a fait une visite discrète à Tel Aviv? La diplomatie israélienne est efficace, remarquable, et recevoir un officier saoudien est cyniquement pragmatique puisque l'Arabie Saoudite et Israël ont un ennemi commun : l'Iran chiite.  Israël, dans la même optique, vient de renouer ses relations diplomatiques avec la Turquie.

    Chez les Israéliens, il y a aussi des fanatiques, et les plus visibles sont les anti-sionistes de Méa Sharim qui ne reconnaissent donc pas l'état d'Israël. J'ai rencontré pas mal d'Israéliens qui en avaient vraiment marre de ces gens là, ces rigoristes - à propos, leurs femmes portent des foulards et de longues et amples jupes ou robes longues-, ces empêcheurs de vivre à sa guise. Dans les colonies, non reconnues par les organismes internationaux, se trouvent les juifs les plus fanatiques, carrément des fascistes, dont je suis persuadé que certains d'entre eux rêvent de "génocider" tous les Palestiniens.

    Il y a le pire et le meilleur en Israël. Quant aux israéliens, je n'en garde aucun mauvais souvenir, bien au contraire, la plupart, ou du moins ceux avec qui j'ai discutés, ne rêvaient que de vivre en paix. Je ne peux que leur souhaiter de la trouver, la paix, mais c'est une gageure à court et moyen terme ( et peut être jamais), à moins qu'Israël devienne un état laïc garantissant la liberté cultuelle pour tous, et que l'autre partie fasse une grande et profonde révolution culturelle en séparant de même le pouvoir temporel et spirituel, en reconnaissant l'état d'Israël dans ses frontières d'avant 1967. Aujourd'hui, cela parait impossible, de l'ordre du fantasme, et cela le restera tant que les palestiniens continueront à être une variable d'ajustement pour Israël et les états arabes qui l'entourent...
    geob
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    Message par geob Jeu 1 Sep - 17:01


    Israël.... (suite et fin)



    Qu'est-ce qu'il m'a pris d'évoquer Israël, alors que je n'avais pris aucune photo ni aucune note? Peut être que les attentats en France, et les propositions des hommes politiques pour lutter contre en s'inspirant des méthodes israéliennes, oui, peut être tout cela m'a ramené la-bas, ouvert les portes de ma mémoire? Enfin, une mémoire très sélective qui ne s'attarde que sur quelques points. Par exemple je me souviens de m'être baigner dans...

    ... La Mer Morte.

    Je crois que ce fut une étape lors de ma remontée sur Jérusalem, en venant du sud, de Eilat. J'ai dormi dans une auberge de jeunesse, en face de la plage. Sur celle ci, il y avait des douches en plein air, ce qui permettait aux baigneurs de se rincer rapidement du sel collé sur la peau. Sur la droite, un établissement thermal où l'on soignait le psoriasis et autres maladies de peau - me semble-t-il. En fait, très peu de gens se baignaient, bon, faut dire aussi que ce n'était pas la foule, et aussi que j'avais l'impression de me trouver au bord d'un petit lac plutôt que sur une plage au bord de la mer, avec ses vagues et ses voiliers au large. Je garde le souvenir d'un endroit calme, sans animation particulière, et d'une baignade qui me mit mal à l'aise. En effet, une fois dans l'eau, je me suis senti comme un bouchon de liège. J'ai essayé de nager un peu, c'était impossible de mettre les bras sous l'eau, de contrôler ma gestuelle, comme si une force démoniaque me rejetait à l'air libre et m'empêchait ainsi de profiter de la fraîcheur du bain. J'aurais dû me laisser aller, m'amuser, m'étendre sur le dos, mais, bizarrement, une stupide inquiétude me gagna, alors qu'à l'évidence je ne risquais pas de me noyer, d'ailleurs cela aurait été un scoop, une nouvelle digne d'Alphonse Allais dont l'histoire du type qui meurt de froid au cours d'un incendie m'avait beaucoup fait rire. Se noyer dans la Mer Morte ! Vraiment, j'avais de drôles d'appréhensions cette année là !
    ***
    Cette auberge de jeunesse se situait-elle dans un bourg, un village, une ville? C'est terrible, je ne m'en souviens pas, seules quelques images fragmentées me donnent une idée de l'endroit où j'ai dormi. Rien d'autre. Je quittai la Mer Morte le lendemain matin, en bus. Arrivé à Jérusalem, je pris aussitôt un taxi collectif pour me rendre à Tel Aviv. Je me félicitai d'avoir choisi ce moyen de transport confortable quand, tout à coup, je m'exclamai :
    - Merde ! J'ai oublié mon passeport !
    Je m'apprêtai à descendre, et je me voyais déjà passer toute l'après midi dans un bus pour retourner à cette bon dieu d'auberge, quand l'israélien qui était à côté de moi me demanda ce qui se passait.Je lui expliquai rapidement et il m'assura qu'il valait pour moi de faire le voyage jusqu'à Tel Aviv, ensuite de me rendre à l'Office de Tourisme, parler de ma déconvenue, et les responsables téléphoneront à l'auberge de jeunesse, il y a toujours des jeunes qui montent sur Tel Aviv, m'affirma-t-il, il y en aura bien un qui pourra vous apportez votre passeport.

    Tel Aviv.

    L’israélien, assis à coté de moi, avait dit quelques mots en hébreux au chauffeur, et le taxi collectif me déposa royalement devant l'office du tourisme de Tel Aviv. Comme je n'avais pa mon passeport, et donc dans une difficulté probable pour prendre une chambre d'hôtel, il me semble donc que cela s'est déroulé ainsi. L’israélienne potelée, coiffée d'un chignon, m'accueillit dès mon entrée d'un "bonjour" aimable - elle avait deviné que j'étais français. Elle m'invita à m’asseoir devant son bureau, je lui expliquai posément mon problème, qu'elle résolut rapidement en décrochant son téléphone et, après une conversation de deux à trois minutes, elle raccrocha.
    - C'est réglé, me dit-elle en souriant. Cet après-midi, rendez vous à la station de bus, soyez-y à 15h précises. Un jeune étudiant qui a dormi à l'auberge va prendre le car pour Tel Aviv, il vous remettra votre passeport.Ne vous en faites pas, il vous repérera puisqu'il y a votre photo sur votre passeport. En attendant, je vais vous faire un papier officiel qui vous permettra de prendre une chambre.

    A 15h, j'attendais dans la station de Tel Aviv. Je voyais des voyageurs débarquer d'un bus, des bus partir, il y avait de l'animation, beaucoup de gens. Au bout de quelques minutes, l'inquiétude commença à gratter mon moral. Avec moi le pire pire est toujours certain, me suis-je dit. Tout à coup, un jeune israélien se planta devant moi, je ne l'avais pas vu arriver. Il tenait mon passeport dans ses mains, l'ouvrit, regarda la photo et me demanda si c'était bien le mien. Quel soulagement ! Je le remerciai chaleureusement, je lui proposai de boire un pot... par convenance, il déclina mon invitation et se perdit dans la foule.

    **********

    La knesset.

    J'évoque maintenant le parlement israélien alors que j'aurais dû le faire en parlant de Jérusalem. Bizarrement, j'étais persuadé qu'il se trouvait à Tel Aviv. Bon, il est vrai que les institutions internationales ne reconnaissent pas Jérusalem comme la capitale. Revenons donc à Jérusalem, juste pour cette visite de la Knesset que je fis... seul !

    En effet, lorsque je me suis présenté devant un contrôle de sécurité, les gardes sont venus vers moi et m'ont demandé de quel groupe je faisais parti. Ah merde ! Il faut faire parti d'un groupe pour la visite ! (comme d'ailleurs au Palais Bourbon me semble-t-il). Près du bâtiment qui abrite la Knesset, une trentaine de mètres plus loin, j'ai vu une dizaine de personnes qui s'apprêtaient à y entrer. Comme j'ai été surpris par la question du militaire, je n'eus aucun mal à afficher un air ahuri. Son collègue lui dit que je devais faire parti du groupe qui venait de passer leur barrière. Moi j'ai fait "euh...", toujours hésitant à affirmer péremptoirement quelque chose qui pouvait se retourner contre moi. Alors ils ont levé la barrière et je me suis précipité vers le parlement pour essayer de m'intégrer au groupe. A l'intérieur, je l'ai perdu de vue, j'ai donc déambulé tout seul, les mains derrière le dos, allure typique du visiteur d'un musé. J'ai admiré les peintures de Chagal, vu la salle de réunion du parlement mais sans y pénétrer, tout était fermé, et je n'ai pu que jeter un coup derrière des baies vitrées - sans doute du verre blindé ! Lorsqu'on la voit dans les actualités télévisées, on s'imagine que c'est grand mais non, c'est plutôt petit, après tout la Knesset n'a que 120 députés ! Un monsieur a fini par m'aborder, un peu surpris de me voir fureter en solitaire. Vous êtes de quel groupe? m'a-t-il demandé en français. Aucun, dis-je en souriant, toujours les mains derrière le dos, tel un flâneur invétéré. C'est curieux, normalement ce n'est pas ouvert aux visiteurs individuels, dit-il. Cet israélien relativement âgé respirait la gentillesse, la bonté. Bien, dit-il, en me regardant une dernière fois des pieds jusqu'à la tête, bonne visite. En fait, je suppose que je n'avais pas l'air dangereux, je ne portais pas de sac ni de long manteau. Il m'a donc laissé, ce monsieur, mais j'avoue que j'ai écourté ma visite. Aujourd'hui je me dis que depuis la Knesset n'a pas dû accepter beaucoup de visiteurs solitaires, des rigolos comme moi, et que les mesures de sécurités doivent être sacrément sévères, contraignantes.

    ********
    Adieu Israel

    Aéroport Ben Gourion. Premier contrôle. C'est une jeune femme. Elle vérifie mon passeport. A ma grande stupéfaction, elle commence à me poser des questions sur mon voyage. Pourquoi êtes vous venu en Israël, avez vous de la famille, était-ce que pour visiter... Au bout d'une minute, je l'arrête, et je lui fais part de ma surprise de cet interrogatoire en sortant du pays. Elle voit bien mon agacement, mais je reste très poli et je m'efforce de sourire.
    - Ecoutez, maintenant je peux vous dire une chose : je suis très content de rentrer en France.
    Elle se marre et finit par me rendre mon passeport.

    Israël est un des rares pays dont je suis parti sans regrets, mais cela ne veut pas dire que j'ai regretté d'avoir voyagé en Israël.

    Toutes expériences sont bonnes à vivre.


    Maadadayo !
    geob
    geob


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    Message par geob Dim 4 Sep - 17:50

    Demander son chemin



      Bon, je ne vais pas déblatérer sur tous ces robots humains qui déambulent sur les trottoirs, l'oeil rivé sur l'écran de leur smartphone, un casque audio sur le crâne. Il parait qu'à Singapour, il est bien rare de croiser quelqu'un qui n'est pas connecté. Mais je  ne sais pas si  les médias, les commentateurs patentés, les sociologues et les philosophes  se sont penchés sur une application et ses conséquences : le GPS ! Je croise dans Paris des gens qui cherchent leur chemin, dont pas mal de touristes, en train de faire glisser leurs doigts sur l'écran de leur smartphone, et pas un ne va s'adresser à un passant pour se renseigner : ils préfèrent faire confiance à leur téléphone ! Je trouve cela à priori stupéfiant si on considère naïvement, en souvenir d'une autre époque, que voyager c'est découvrir l'autre et sa culture, se confronter amicalement à sa propre  altérité, apprendre des choses que l'on ignore et réaliser que le monde ne se limite pas à notre nombril, et peut être aussi vivre de grandes expériences par son ouverture aux autres. Des nèfles ! Maintenant nous restons sur notre quant à soi, ça nous évite sortir de nos certitudes mais cela nous empêchera pas de dire que nous avons fait tel pays, que c'est merveilleux de voyager. Vraiment ! Nous sommes devenus de sacrés voyageurs ! Allez ! Disons plutôt que nous sommes tous des vacanciers ! Y'a pas de mal ! Faut bien renouveler sa force de travail ! Pour ma part, je ne me suis jamais baladé des les villes du monde avec un plan, j'ai toujours préféré demander mon chemin, et souvent avec réussite car, mine de rien, cela demande un brin d'observation, de psychologie, avant d'arrêter quelqu'un. Ainsi, je me souviendrais toujours de cette matinée à Khon Khen, une grande ville de Thaïlande, où nous eûmes le pressant besoin de trouver une banque pour faire du change, avant de prendre un bus. L'ami avait un plan de la ville pas très précis et, tandis que nous marchions en suivant ses instructions, je vis un thaïlandais avec une chemise blanche aux manches longues et un pantalon noir, quasiment l'uniforme du bureaucrate dans ce pays. Je l'ai abordé, et je lui ai demandé où se trouvait la banque la plus  proche. Suivez moi, nous a-t-il dit. Et il nous a conduits devant une banque qui était fermée. Il avait les clés ! Ensuite, il est passé derrière le comptoir de change.  C'était son poste dans cette banque !!! Inutile de préciser que nous n'avions pas raté notre bus. Je me souviens qu'en Inde, où l'exercice est beaucoup plus difficile, j'avais une certaine réussite. Si en voyage on arrive un peu à oublier son ego, faire un pas vers l'autre, c'est... allez, disons que ce n'est pas amusant ! Dorénavant, le monde est un pays en soi, avec de plus les mêmes critères culturels.  Changer de pays, donc, se résume à changer de quartier. Au fait, et moi, ai-je un smartphone? Non ! Mais quand je vois rue Delambre des romanichels qui mendient et qui, parfois, répondent au téléphone sur leurs smartphones, je me dis qu'il va bientôt être nécessaire que j'en achète un, le moins cher possible, juste pour ne pas me faire remarquer.

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