Marchandages, une fête, et deux mariagesL'information est un objet de consommation comme un autre, elle ne nous lâche pas, elle est obsessionnelle et nous accompagnerait 24H sur 24 si nous n'avions pas, à ses yeux, l'outrecuidance de lui échapper en nous mettant au lit. J'en suis accroc, sans pour autant la faire tourner sept fois dans ma réflexion avant de la faire mienne. Dès que je me réveille, j'ouvre tout de suite mon transistor, prêt à entendre l'annonce d'une nouvelle catastrophe ou d'un évènement qui sort de l'ordinaire - la catastrophe, en fait, c'est la routine ! Aujourd'hui, combien de noyés en Méditerranée, combien d'égorgés sur vidéos, combien de tués sur les routes en France (on est dans les 4000 !), combien de morts dans un attentat suicide? Cette litanie délétère finit, finira par rendre indifférents, si ce n'est déjà le cas, de nombreuses personnes confrontées à des problèmes beaucoup plus triviaux, heureusement physiquement moins dangereux mais pouvant être aussi émotionnellement dramatiques. D'ailleurs, je me demande si toutes ces infos qui nous tombent dessus comme à Gravelotte, ressassées jusqu'à plus soif sur les chaînes d'info permanentes, ne détournent pas les citoyens de la réalité, ne les rendent pas flemmards pour discriminer, réfléchir sur ce qu'ils entendent et voient sur leurs écrans? Nous avons tellement l'habitude que la violence s'offre à nous sur un écran, exactement comme dans une fiction, ou dans un jeu vidéo, que si par un malencontreux hasard elle surgit devant nous dans sa vraie et féroce réalité, il se pourrait bien qu'elle nous tétanise au point de nous rendre incapable d'esquisser la moindre réaction tangible, si ce n'est une réaction instinctive, animale, qui résulte d'une peur viscérale devant quelque chose d'inconnue, à savoir une fuite éperdue sans demander son reste.
Une info chasse l'autre, et elle sera à son tour jetée aux oubliettes comme un préservatif usagé. Tiens, la deuxième secousse au Népal. Oh ils exagèrent ces pauvres ! Passons à autre chose nous disent les médias ! Ah ! Le site de Palmyre ! Ca c'est du solide ! Le désert syrien ! Notre patrimoine mondial ! Il parait que les nouveaux monstres sont sur place, ils auraient même commencé à rendre les ruines, classées au patrimoine mondial, comme le sable du désert qui les entoure. Faut sauver les ruines ! (sauver les ruines ! j'adore !) Deux ou trois jours plus tard, ah ! ils n'ont pas encore agi, les djihadistes? Alors les gars, on faiblit? A vrai dire, moi, je m'en fous ! Ce qui m'occupe, à l'heure actuelle, lorsque je regarde toutes mes photos des touristes népalais qui j'ai croisés et photographiés à Pokhara, c'est de me demander s'il y en a qui sont blessés, morts, disparus à jamais? Cette jeune femme, par exemple, est-elle toujours vivante?

Pokhara n'est qu'à une trentaine de kilomètres des hautes montages, silhouettes blanches immuables qui semblent veiller - ou surveiller - la ville.

A-t-elle subi des dégâts? Je me revois les premiers jours errant dans les ruelles de cette ville, et sur le chemin en grande partie pavé qui longe le lac Fewa, où j'ai eu la surprise de voir ce dromadaire...

... sans doute nostalgique du désert du Rajasthan, agacé par les enfants sadiques, et que je verrais un jour allongé, visiblement dans un sale état, entouré de Népalais qui essayaient de le relever alors que pour moi il était en train de mourir, sans doute victime de mauvais traitement et d'une nourriture inadaptée, d'ailleurs j'ai vu le gars qui paraissait être le propriétaire, un jeune à la peau très sombre, il me rappelait les tziganes que j'avais vus à Mamallapuram, il s'est pointé avec une branche feuillue pour nourrir le dromadaire qui, bien entendu, resta la gueule ouverte, inerte, et dans son œil globuleux, énorme, il y avait peut être le souvenir des pistes arides et caillouteuses, des dunes qui jalonnaient le désert qu'il n'aurait jamais dû quitter ; au bord du lac, il y a aussi des bars...

...des restaurants...

... une "laundry"...

...et les vendeuses tibétaines qui harponnent les passants, Népalais ou étrangers, pour leur vendre leurs jolis bracelets, colliers, bijoux, et autres babioles exotiques après de longues discussions. A propos de marchandage, je garde un souvenir émerveillé de la gentillesse des Népalais, sans oublier de la féminité racée et charmante des Népalaises. Je me souviens de l'une d'entre elle : elle tenait un magasin de vêtements et le jour où je suis entré elle s'occupait aussi de son gamin infernal qui pleurnichait, criait, jusqu'à me donner des envies de lui filer une paire de claques. Elle avait un beau visage, une carnation de peau naturelle, mais j'ai ressenti sa tension et sa fatigue à cause de son môme énervé de ne pas être le centre du monde. Ma présence a fini par le calmer. J'ai pu à loisir farfouiller, déplier, mettre un peu de désordre qu'elle arrangeait tout de suite, enfin mon choix s'est porté sur une tunique avec les boutons en bois. Le marchandage a commencé. Au bout d'un moment, je lui ai demandé son âge, et, comme d'habitude en Asie, elle m'a demandé de le deviner. En général, je vise juste, sauf en cette circonstance où je lui ai attribuée quatre années de trop. Je lui ai fait de la peine, elle m'a parlé de son travail, de sa fatigue, de son enfant, comme si elle voulait trouver une explication à ma bévue, me soulager aussi de ma déconvenue. Tandis qu'elle me parlait, j'admirais son front lisse, la ligne sublime de son nez aquilin, et ses lèvres délicieusement attrayantes qui ne devaient rien à la chirurgie esthétique. Il n'y avait pas de rides sur son visage, ni autour des ses grands noirs qui me regardaient avec bienveillance. Enfin, elle m'a mis la tunique dans un sac en plastique, au prix que j'avais estimé. Toujours avec une extrême gentillesse, elle m'a raccompagné jusqu'à la porte de son magasin, alors, une fois sur le trottoir, je me suis retourné et je lui ai dit : "Dont'worry, you are very pretty !" Alors là, c'était comme si je l'avais adoubé avec une baguette magique : instantanément, elle est redevenue radieuse, son sourire immense, comme un soleil étincelant sur les montagnes enneigées (ah la blancheur de ses dents !), m'a témoigné du retour de cette joie de vivre que j'avais un peu, un instant, éteinte.
Et dire que le premier soir à Katmandou, j'ai eu envie de quitter ce pays vite fait, retourner en France, direct ! J'aurais eu tort, je serais passé à côté de la gentillesse des Népalais. C'est la population d'un pays qui me fait estimer ce pays, et non pas son patrimoine culturel, ses paysages, tout cela ne vient qu'après, comme une cerise sur le gâteau. Si je garde un grand souvenir de Durbar square, c'est surtout en raison d'une bijouterie, juste à côté, une vieille échoppe qui ne paye pas de mine. J'aime bien porter un bracelet en argent sur mon poignet droit, c'est peut être une lubie, mais c'est comme ça. J'en ai déjà un, je me souviens de l'avoir mis dans un petit sachet en plastique et rangé je ne sais plus trop où, en tout cas je ne peux plus le porter, le supporter, il me rappelle trop une trahison stupéfiante. Alors, à Katmandou, en flânant, je m'attardais devant les vitrines des bijouteries pour repérer un bracelet qui me conviendrait. A quelques mètres de Durbar square, je me suis donc arrêté devant la vitrine de cette bijouterie. Il y avait pas mal de bracelets. Il y avait un grand jeune homme à l'entrée de la boutique, il faisait très sérieux avec ses lunettes de vue, il m’observait attentivement. Je lui ai montré le bracelet que je voulais voir de près. Nous sommes entrés, et il m'a mis dans ma main l'objet de mes convoitises. A vrai dire, je n'étais pas trop décidé mais ça me plaisait bien. Marchandage. Évidemment, le premier prix annoncé a été conséquent, mais moi, tout à coup, je me suis dit et puis non, j'en veux pas. J'ai réduit le prix de moitié, au grand scandale du jeune homme qui trouvait que j'exagérais pas mal, et il m'a proposé un prix un peu réduit. Je n'ai pas joué le jeu, je suis resté sur le mien, j'avais maintenant surtout envie de partir. Comme il s'est rendu compte que je m'accrochais à mon prix, et ce malgré ces "je ne peux pas ! je ne peux pas !", à ma grande surprise il a appelé son père pour lui demander l'autorisation de vendre le bracelet à mon prix. Merde ! Au fond de la boutique, il y avait un rideau rouge poussiéreux. Un vieux monsieur à la barbe blanche taillée courte, coiffé d'un calot, a surgi en l'écartant. Son fils lui a aussitôt présenté les faits. Le père prit le bracelet dans sa main. Il avait l'air amusé. Vous êtes Français? m'a-t-il demandé. J'ai acquiescé. Et voila-t-il pas que ce bonhomme me raconte son voyage en France, combien il a aimé Paris et les Français. Merde ! Il m'a mis le bracelet dans ma main et m'a dit qu'il était d'accord, en ajoutant que je faisais une affaire, mais voilà, il aime beaucoup les Français. Et c'est ainsi que j'ai acheté ce bracelet en argent qui ne me quitte plus, alors que sur le coup je n'avais eu pas trop envie de l'acheter, mais il aurait été inconvenant de ma part d'envoyer promener ce vieil homme qui gardait un souvenir aussi ému de la France.
J'espère que leur bijouterie a tenu le choc, et que le père et le fils se portent bien...
Qui va doucement, va longtemps